Débat
Qui veut la peau des vaches ?

Isabelle Doucet
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Le récent rapport de la Cour des comptes préconisant une réduction du cheptel bovin, pour cause d’émissions de gaz à effet de serre, soulève l’indignation du monde de l’élevage isérois.

Qui veut la peau des vaches ?
Elevage à l'herbe, la France a une longueur d'avance.

Entre colère et incompréhension.
En Isère, le monde de l’élevage accuse le coup après que le récent rapport de la Cour des comptes a préconisé une réduction du cheptel bovin français.
Ses conclusions se focalisent sur un seul paramètre : celui des émissions de gaz à effet de serre, mésestimant tous les gains qui pèsent dans la balance de l’élevage.
« En tant qu’éleveurs, cela nous fait bondir, déclare David Rivière secrétaire de la Chambre d’agriculture de l’Isère, responsable de la filière élevage. Nous avons du mal à comprendre ce raisonnement. Comment peut-on arriver à une réduction des gaz à effet de serre en diminuant un cheptel qui a déjà perdu 900 000 bovins depuis 2016 ? »

1 ha de prairie = 1 t de CO2

L’élu propose de comparer les chiffres. « Une vache émet en GES en. un an l’équivalent d’une voiture qui parcourt 20 000 km par an », indique-t-il.
Selon l’institut de l’élevage, il y avait près de 17 millions de vaches en France en 2021. « Alors qu’il y a 38,5 millions de voitures particulières, reprend le responsable. Le premier émetteur de GES en France reste l’automobile, et là, il y a moyen d’intervenir. Pourquoi ne pas diminuer le nombre de voitures ? »
Les interrogations sont nombreuses dans le monde de l’élevage, notamment autour de l’insuffisante prise en compte du captage du CO2 dans les prairies.

David Rivière

« Un hectare de prairies capte une tonne de CO2. Il y a sept millions d’hectares de prairies en France, cela fait sept millions de tonnes de CO2, ajoute David Rivière. Si demain on laboure tout, il y aura un relargage d’azote incommensurable et nous perdrons nos capacités à le capter. »
Chambres d'agriculture France pointe d'ailleurs des incohérences à ce sujet dans le rapport.
« Comment peut-on encore taper sur l’élevage en France pour des histoires de méthane pour lequel on fait un maximum d’efforts », s’interroge encore David Rivière.

Une longueur d’avance

« Diminuer encore le cheptel en France ? Cela ne va pas sauver la planète et il y aura toujours quelqu’un pour livrer de la viande sur le marché français, mais elle ne sera pas produite dans les mêmes conditions, sans parler du bilan carbone du transport », assène Eric Chavrot, le président de la coopérative Dauphidrom.
Il trouve les « conclusions un peu simplistes, qui ne sont pas dignes d’une institution comme la Cour des comptes ».
Et ajoute : « N’oublions pas que la recherche travaille à l’amélioration de l’efficience alimentaire des troupeaux, que l’herbe pâturée est la plus efficiente car elle émet moins de CO2. Et cela tombe bien car l’élevage français est basé sur l’élevage à l’herbe. On a déjà une longueur d’avance. »
Il rappelle « le cercle vertueux de l’élevage », qui certes émet des GES, mais grâce au système de pâturage représente un puits de carbone ; contribue à la biodiversité avec les haies ; est producteur d’engrais verts ; maintient les paysages ouverts. « Ce sont des effets positifs à ne pas mettre de côté. »

Le juste prix

Quant au montant des aides versées à l’agriculture, prétexte à cette charge contre l’élevage bovin, David Rivière apporte « une réponse très mathématique : si les productions agricoles étaient payées au juste prix, il y aurait moins d’aides ». Eric Chavrot rapporte le niveau des aides alloué à sa dimension politique.
« Tout dépend de ce que l’on veut faire de notre pays : un pays de friches ? Des moyens sont mis pour soutenir une activité économique au même titre que d’autres secteurs. Sans aides, l’agriculture française ne pourra pas lutter face aux autres pays. Si des importations prennent la place, cela ne tirera pas le marché vers le haut ».
David Rivière fait d’ailleurs le compte des importations pour un pays qui a basculé d’exportateur dans les années 70 à importateur : 70 % des poulets consommés en France, 30 % de la viande d’agneau et déjà 30 % de la viande bovine.

Ouvrir le débat

« C’est la porte ouverte aux importations », renchérit Raphaël Loveno, le président de Charolais Sud-Est.
« Pour que le consommateur puisse se payer de la viande, devrons-nous importer sans contrôle de la viande produite avec du soja OGM et issue de la déforestation ? »

Raphaël Loveno

Il souligne le paradoxe entre la viande certifiée produite en France et exportée d’une part et la viande importée consommée notamment pas la RHD.
Puis il constate : « Il y a des villages où il n’y a plus de vaches dans les prés. Chaque année les bois prennent un peu plus le dessus et les cultures perdent du terrain. En montagne, il y a de moins en moins de vaches en alpages à cause du loup. Les paysages se referment. Cela fait mal au cœur. Nous assistons à une désertification et presque la moitié des éleveurs partira à la retraite d’ici 10 ans. »
Car les éleveurs ne se sentent « pas écoutés, ni appréciés, ni compris du Gouvernement et du ministère, ni de tous ceux qui nous gouvernent », reprend Raphaël Loveno. Aussi la profession souhaite « organiser une rencontre avec ceux qui nous accusent et les élus concernés ».
C’est ce que préconise Max Josserand, négociant en bestiaux à Saint-Cassien. « Il faut se bouger, mais pas n’importe comment, ni frontalement, mais avec diplomatie et humour », lance-t-il, matois.
D’expérience, celui qui accroche des tuyaux d’arrosage à des vaches en bois pour simuler la récupération de méthane à Beaucroissant, croit en la pédagogie de l’exemple et aux vertus de l’échange.

Max Josserand
« Créons un cluster avec des chercheurs, des intellectuels, des écologistes et commençons à réfléchir, sur les avantages et les inconvénients de l’élevage, et trouvons des solutions communes. »
Son objectif : démontrer que, comme il y a 50 ans, l’éleveur et la vache restent indispensables.

Isabelle Doucet

Les gaz à effet de serre

Les principaux gaz à effet de serre sont : le dioxyde de carbone (CO2) ou gaz carbonique, le méthane (CH4), le protoxyde d’azote (N2O) et l’ozone (O3). Ils contribuent au réchauffement climatique en retenant la chaleur provenant du soleil.
Les vaches émettent du méthane (CH4), dont le Pouvoir potentiel de réchauffement global (PRG) est supérieur, sur une durée de 20 ans, à celui du dioxyde de carbone (CO2). Mais comme le CH4 reste bien moins longtemps dans l’atmosphère que le CO2 (Source ministère de l’environnement), le dioxyde de carbone demeure donc le principal GES (73 %), alors que le méthane contribue à 20 % sur une échelle de 100 ans. 

 

Ce que dit le rapport de la Cour des comptes

Baptisé « Les soutiens publics aux éleveurs de bovins », le  rapport de la Cour des comptes est paru les 22 mai dernier.
Le prétexte : les 4,3 milliards d’aides versés chaque année au secteur.
En 137 pages dont 60 d’annexes, le rapport s’intéresse en réalité surtout aux émissions de gaz à effet de serre émanant d’une filière condamnée par avance. « Le modèle économique des exploitations d’élevage apparaît fragile et sa viabilité reste dépendante du niveau élevé d’aides publiques », est-il écrit en introduction.
L’argument des émissions de GES sert donc de conducteur et de censeur :
p68 : « La France s’est indirectement engagée, pour contenir les émissions de GES, à réduire l’élevage bovin, en adoptant l’objectif de neutralité carbone pour 2050 dans le cadre de la loi Énergie Climat », suivi immédiatement, p69, de : « On voit donc mal comment les émissions de méthane pourraient baisser de 30 % à la fin de cette décennie sans que l’agriculture, en tout premier lieu le cheptel bovin, soit affecté. » La messe est dite.
Si bien que la conclusion intermédiaire est sans appel, p72 : « […] le caractère fortement émetteur de GES de l’élevage bovin reste malgré tout indéniable. La séquestration de carbone dans les sols des prairies, si elle réduit ces émissions d’environ un quart - ce chiffre moyen étant sujet à variations selon les conditions pédoclimatiques -, est de toute façon loin de compenser les émissions principales. Les engagements de la France en matière de réduction des émissions de méthane constituent un déterminant majeur de la trajectoire à venir de l’élevage bovin dans notre pays. »
Un confrère de la Haute-Saône agricole et rurale pointe à ce sujet une confusion entre carbone et dioxyde de carbone de nature à fausser les calculs de la Cour des comptes…
Enfin, certaines conclusions sont des plus surprenantes comme celle concernant le mal-être des agriculteurs, p73 :
« Le taux de suicide élevé observé en agriculture […] témoigne de l’inefficacité d’une politique de soutien indiscriminée […] » Et de préconiser : « de tendre vers un modèle d’exploitations à la fois économiquement performantes et produisant des externalités positives pour l’environnement ou l’économie des territoires ruraux. »
Cela reviendrait donc à former les agriculteurs à autre chose que leur métier, comme le laisse sous-entendre le jargon de la conclusion, qui en dit long sur l’absence de solutions : « Mieux accompagner les éleveurs les plus en difficulté en développant un dispositif d’aides à la reconversion sur la base de cahiers des charges publics et précis, définis en cohérence avec les objectifs économiques, environnementaux et sociétaux affichés. »
ID

Un plan phare pour l’élevage
Yannick Neuder, député de l'Isère.

Un plan phare pour l’élevage

Le député isérois (LR) Yannick Neuder, a été un des premiers à réagir au rapport de la Cour des comptes.

« On voudrait tuer une filière, on ne s’y prendrait pas mieux », s’indigne le député Yannick Neuder.
Il rappelle que dans la même semaine le ministre de l’Économie visitait une usine de produits alternatifs à la viande à base de végétaux dont il faisait la promotion, tandis que la Cour des comptes préconisait une réduction du cheptel bovin.
Il s’alarme de « voir une filière être dénigrée alors que nous ne sommes pas capables de conserver notre autonomie alimentaire ».
Il ajoute : « La Cour des comptes porte le discrédit sur une population courageuse et qui réalise des investissements, une France qui se lève tôt et qui n’est pas en opposition avec l’écologie. Le rapport sous-tend que ces 4,3 milliards d’euros, il conviendrait de les utiliser pour réformer la filière, l’orienter vers d’autres métiers et abattre les vaches. Mais l’évolution spontanée fait que plus de 800 000 vaches ont déjà disparu. Qu’adviendra-t-il de l’entretien des prairies quand il n’y aura plus de vaches en France ? L’élevage contribue à l’amélioration du bilan carbone en stockant le CO2 dans les prairies. »
Le député attend une réaction du Gouvernement, un « plan phare pour l’agriculture et l’élevage afin d’assurer la souveraineté alimentaire de la France et protéger les éleveurs face à la vague animaliste et l’agribashing ».
Enfin, Yannick Neuder rappelle que le développement durable s’appuie sur trois axes : économique, social et environnemental – et non pas uniquement sur ce dernier. « Cela n’apporte rien de continuer à stigmatiser l’agriculture avec ce type de rapport, si ce n’est beaucoup de tensions », regrette-t-il.
Propos recueillis par ID