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Enquetes sur l'épuisement des agriculteurs après le confinement

Plusieurs enquêtes menées à l’issue du premier confinement montrent les changements survenus dans les exploitations, notamment en circuit court, entre adaptation et surcharge de travail.

Enquetes sur l'épuisement des agriculteurs après le confinement
Les magasins de producteurs ont vu leurs chiffres d'affaires exploser durant les mois de mars et avril 2020.

Plusieurs enquêtes font état de l’adaptation des agriculteurs durant le premier confinement du printemps 2020. Conséquences sur les filières longues, courtes, sur le chiffre d’affaires, sur les marchés, répartition de la clientèle et charge de travail supplémentaire ont fait l’objet d’analyses de la part de la chambre d’agriculture de l’Isère et de Cerfrance Sud-Est. Les résultats diffèrent selon les filières et les modes de commercialisation, mais témoignent de la très grande réactivité du monde agricole, qui a su remplir sa missions de nourrir la population, au prix cependant d’un certain épuisement pour une partie de la profession.

L’enquête de la chambre d’agriculture de l’Isère a été réalisée entre juillet et août 2020 auprès d’un échantillon représentatif de 248 agriculteurs : 13% sont en agriculture biologique, 68% pratiquent la vente directe (qui représente environ 50% de leur chiffre d’affaires) et 61% sont dans des filières longues (67% environ du chiffre d’affaires).

Filières courtes, filières longues

La première conséquence du confinement du printemps dernier a été la modification des réseaux commerciaux, en particulier avec la mise à l’arrêt de la restauration hors domicile, et le changement du mode de consommation des ménages assignés chez eux. « On observe une différence entre les circuits courts et les filières longues, décrypte Geoffrey Lafosse, conseiller à la chambre d’agriculture de l’Isère. Les premiers ont dû s’adapter et ont saisi l’opportunité du confinement, tandis que les seconds ne pouvaient s’en emparer et c’est l’aval qui a fait le tampon. » Résultat : 64% des exploitations en filières longues observent un chiffre d’affaire stable, 48% de celles en circuit court ont connu une hausse durant la période, et 40% des entreprises ont vu leurs revenus chuter. Celles qui pratiquaient l’accueil n’ont plu eu d’activité. « Pour les fermes auberges, les fermes pédagogiques et les centres équestre, ça a été une catastrophe », commente Geoffrey Lafosse. Certaines ne s’en remettront pas.

Tensions sur les trésoreries

S’adapter à la vitesse grand V représente un coût. Même si on sait que le monde agricole excelle dans le système D, la mise en place de mesures sanitaires et de sécurité a réclamé un investissement en temps et en argent. Ainsi, un tiers des agriculteurs concernés estime que le confinement a eu un impact sur les charges de l’exploitation. Les trésoreries ont ainsi été mises en tension, comme l’affirment 37% des exploitants. Ce qui a pesé le plus sont les règles spécifiques liées à la biosécurité qui représentent 35% des charges supplémentaires, devant les surcoûts des approvisionnements, de la commercialisation et de la main-d’œuvre. 
Etonnamment,  la  croissance des charges sur des chiffres d’affaires stables ou en baisse n’a d’effet négatif que sur un tiers des trésoreries. Et 80% des exploitations n’ont demandé aucune aide. « Ce qui indique soit une capacité à absorber le choc, soit augure de difficultés à venir », analyse le conseiller.

Beaucoup de travail en plus

Enfin, les conséquences ont été très lourdes dans l’organisation du travail des agriculteurs puisque 56% estiment que l’équilibre entre travail et vie familiale a été bouleversé. La surcharge de travail est effective pour 63% des exploitants. « C’est une profession déjà en surcharge de travail, commente le conseiller, ce qui peut avoir à terme un impact sur la santé des exploitants. »

Si l’enquête de la chambre d’agriculture de l’Isère sur le confinement « confirme ce qui avait été pressenti sur la réorganisation commerciale et la capacité à saisir des opportunités dans les circuits courts, elle est aussi rassurante sur la stabilité des exploitations en filière longue », avance Geoffrey Lafosse.

Des situations contrastées

Les circuits courts ont fait l‘objet d’une enquête conduite en région par Cerfrance Synergie Sud-Est entre juin et juillet 2020 auprès d’un échantillon représentatif de 260 entreprises. Il apparaît que plus d’un quart sont en production laitière, plus d’un autre quart en viticulture et 17% en bovins viande. Les signes de qualité (AOC, IGP, AB ou cahier des charges privés) sont prédominants. La vente à la ferme est le principal circuit de distribution (63%), suivi des marchés de plein vent (37%) et des magasins de producteurs (30%). L’impact de la crise est contrasté : 60% des exploitations ont maintenu voire augmenté leur chiffre d’affaires. Lorsque celui-ci diminue, c’est en raison de la fermeture des marchés de plein vent et de l’arrêt de la RHD (1). La viticulture est la plus touchée. Celles qui ont le mieux profité de cette période sont  les productions bovin viande (29%), bovin lait (25%), maraîchères (24%) et porcines (20%) et toutes les filières bio.

Clientèle et adaptations

Le focus sur le département que propose Romain Lecomte, responsable conseil Cerfrance Isère, apporte quelques singularités. « Les Isérois s’en sont mieux sortis que les autres départements en vente directe et circuits courts », avance-t-il. 70% d’entre eux expliquent que le chiffre d’affaires s’est maintenu, voire a augmenté durant la période de confinement, soit 10 points au-dessus de la moyenne régionale. Le moteur de ce phénomène est la progression de la hausse de la clientèle. Et la principale adaptation est la mise en place de drive (plus de 40% des exploitations concernées). Les « autres adaptations » sont un nuage dans lequel il convient d’explorer la multitude d’innovations lancées durant la période. Il s’agit de mini marchés, de créations de paniers, de démarchage par sms ou d’organisation de tournées.

Soulagement

 A l’unisson de l’enquête de la chambre d’agriculture, la contrepartie, est une augmentation du temps de travail. « Mais beaucoup de choses sont retombées après le confinement, confirme Romain Lecomte. Ce sont des adaptations plutôt subies. » La fin du confinement a donc sonné comme un soulagement pour bon nombre d’exploitants en Isère. « Il existe des formules innovantes, comme le numérique, les drive ou les solutions logistiques, poursuit-il, mais les agriculteurs ont besoin de prendre du recul  avant de mettre des choses en place pour consolider leurs positions, quitte à revoir le fonctionnement de leur entreprise. » Pour certaines exploitations, cet épisode présente l’intérêt de les interroger sur leur modèle économique et de mettre leurs résultats en perspective avec la valeur ajoutée dégagée.

La particularité iséroise, résume Romain Lecomte, tient en trois points : des exploitations plus anciennes que sur le reste de l’échantillon régional, une plus grande diversification des circuits de production – ce qui a permis par exemple à celles qui faisaient de la RHD de se repositionner – et de meilleures adaptations.

Le succès des magasins de producteurs

Enfin, pour aller plus dans le détail dans le segment des magasins de producteurs, Cerfrance Synergie Sud-Est a mené l’enquête auprès de 32 points de vente collectifs en région. Les résultats sont éloquents. La progression du chiffre d’affaires de ce type de magasin a été de 70% entre mars et mai 2020 en comparaison à la même période en 2019. Le mois d’avril à lui seul représente une augmentation de 85%. Le panier moyen, initialement aux alentours de 27 euros, a augmenté de 10 euros.  Mais là aussi « les magasins n’ont pas souhaité poursuivre les principales adaptations que sont la modification des horaires ou le renforcement des forces de vente », indique Christine Pelloux, responsable du service études Cerfrance des Savoie. Seul le « cliquer et emporter » a perduré dans un magasin sur cinq qui avaient mis en place ce service.

L’étude de Cerfrance met en exergue plusieurs éléments : « C’est un modèle qui a prouvé sa pertinence et son adaptabilité, confirme la responsable de service. Il répond aux attentes des consommateurs en matière de circuits courts et de produits locaux. Mais les magasins ont eu des difficultés à fournir et l’enjeu aujourd’hui reste la capacité à maintenir un équilibre entre des projets individuels et un projet collectif de magasin de producteurs. » 

Des conséquences limitées

Toutes les enquêtes menées l’été dernier font état d’un climat général de confiance en l’avenir de la part des agriculteurs. Mais fatigués, ils hésitent à capitaliser sur les nombreuses initiatives mise en place, alors même que la clientèle est au rendez-vous. Cette expérience du printemps leur permet d’aborder ce nouveau confinement de façon plus sereine, d’autant que « les marchés de plein vent et la RHD restent ouverts, ce qui limite les conséquences sur l’agriculture, souligne Geoffrey Lafosse. Les grandes surfaces ont annoncé qu’elles étaient prêtes et il n’y aura donc pas les mêmes tensions sur la distribution. En revanche, la fermeture de la restauration commerciale peut poser problème. » 

(1) Restauration hors domicile

Isabelle Doucet

Vente directe / « Nous avons aussi donné du bonheur » La Ferme des saisons à Muriannette a multiplié les adaptations pour continuer à servir sa clientèle.

« Au mois de mars, en 24h, nous avons transformé la vente à la ferme en drive, rappelle Elisabeth Perrot, maraîchère à Muriannette aux portes de Grenoble. Nous avons été très réactifs, mais cela nous a demandé beaucoup de travail. Il s’agissait d’éviter que les gens se contaminent entre eux et nous contaminent. Les deux premiers jours d’ouverture, les mardi et mercredi, nous avons tout vendu. Nous avons donc décidé de n’ouvrir plus que les week-ends. Heureusement nous avions du stock avec les légumes d’hiver, plus ceux de printemps. »

Pour répondre au surcroît de travail lié à la confection de paniers, la Ferme des saisons a eu recours à une main-d’œuvre familiale disponible. Elisabeth Perrot estime la charge de travail supérieure de 30% comparé à une période équivalente. « Nous travaillions 10 heures par jour, comme en plein été et il a fallu enchainer. »

Tenir le rythme

 « Je me suis tellement donnée, que j’étais vidée, reprend Elisabeth Perrot. On vendait des légumes mais en plus, on donnait du réconfort aux personnes. Pour les gens enfermés toute la journée, nous étions le rayon de soleil, la bouffée d’oxygène. Nous n’avons pas seulement servi à nourrir les gens, nous avons aussi donné du bonheur. » Elle estime à 10% le nombre de nouveaux clients conquis. « Les agriculteurs locaux, on les connaît quand il y a un problème, mais ils sont vite oubliés. Tout le monde reprend rapidement ses habitudes. Mais tant mieux, car on n’aurait jamais pu tenir le rythme. C’est une petite exploitation familiale. » Elisabeth Perrot qualifie ces deux mois, de mars et d’avril 2020, d’exceptionnels, avec un chiffre d’affaires assorti, en hausse de 30%. Pour une fois qu’une situation de crise profite au monde agricole…

Après le confinement, la famille Perrot a fait le choix d’arrêter le drive pour reprendre un fonctionnement plus classique dans le magasin à la ferme.

Pour ce deuxième confinement, l’organisation est un peu différente. Durant l’été Elisabeth Perrot avait déjà sorti la caisse à l’extérieur du local. Depuis, elle a ajouté un chapiteau, en prévision de jours plus frais. « Cela laisse de la place. Nous avons installé des barrières et un sens de circulation. Les clients ne peuvent pas se croiser, nous en accueillons cinq à l’intérieur et cinq à l’extérieur. » Le magasin fermera au mois de décembre pour rouvrir en mars et les producteurs pourront enfin ralentir le rythme de cette année un peu folle. 

Isabelle Doucet

La Ferme des saisons s'est adaptée aux nouvelles règles sanitaires pour accueillir la clientèle.