Plaine de Colombe, fin d'après-midi. Une silhouette fine et gracieuse plane au-dessus d'un champ de fétuques. Plumage gris, extrémités des ailes noires, grande queue : c'est un busard cendré. Un mâle chassant le campagnol, son mets favori. Un seul couple de busards et ses quatre jeunes peuvent en consommer près de mille chaque année.
Bonheur
Philippe Rivat les aime bien, les busards. Producteur de semences fourragères à Colombe, l'agriculteur participe depuis plusieurs années aux campagnes de sauvetage du busard cendré mises en œuvre par la Ligue protectrice des oiseaux (LPO). « Nous avons trois couples dans le secteur, indique l'exploitant. Quand je vais dans la plaine et que je les vois voler, je suis heureux. Ils font partie du paysage, mais sont aussi le signe d'une biodiversité bien présente. Les voir, c'est un des plaisirs du métier. » Mais un plaisir en voie de disparition : en moins de vingt ans, la population iséroise de busards cendrés a chuté de 50%.
Protégée, l'espèce n'est pas menacée à l'échelle mondiale, mais elle est en péril dans notre région. En cause : la dégradation de son milieu traditionnel (landes, marais, espaces prairiaux...) qui conduit le busard cendré à coloniser les champs de céréales ou d'autres cultures, comme les semences fourragères, les prairies cultivées ou plus rarement le colza. Problème : comme il niche au sol, le risque est grand de voir ses pontes détruites lors des moissons, des fauches ou de l'andainage. Voilà pourquoi, dès la fin avril, quand les petits rapaces migrateurs reviennent d'Afrique et cherchent un site propice à la reproduction, bénévoles et chargés de mission de la LPO arpentent les plaines cultivées pour repérer leur présence. Un travail de fourmi, souvent complété par les observations des agriculteurs eux-mêmes ou celles de randonneurs attentifs. « Nous en avons tous les ans, témoigne Rémi Coudurier, producteur de semences à Colombe lui aussi. Ça fait très longtemps qu'on vit avec. Personnellement je le vis très bien. Mais on ne voit pas forcément les nids : c'est tellement petit. Honnêtement, sans la LPO, on détruirait tout ! »
24 nids actifs en Isère
Cette année, les observateurs de la LPO ont repéré 24 nids actif en Isère. Beaucoup sont installés dans les coupes forestières ou des friches, mais pas mal aussi dans les plaines céréalières. « Les blés et les orges étaient en épis début mai, ce qui fait que les busards se sont pas mal reportés dans les céréales, explique Guillaume Brouard, chargé de mission busard à la LPO de l'Isère. Mais on peut aussi les retrouver dans les luzernes ou les ray-grass. Récemment, nous savions qu'il y avait un nid dans une parcelle de luzerne, mais nous n'avons pas réussi à le localiser assez tôt. La parcelle a été fauchée, et le nid avec. »
Une expérience amère qui ne doit pas occulter la bonne coopération qui s'est établie au fil des ans entre la LPO et le monde agricole. Bien conscients qu'ils s'inscrivent dans le territoire des agriculteurs et que leurs observations peuvent susciter des interrogations, les protecteurs du busard manient pédagogie et diplomatie pour nouer de bons contacts, ouvrir des portes et bien sûr éviter les situations conflictuelles. Les agriculteurs sont pour eux de précieux alliés : ils connaissent le terrain et savent à qui appartient telle ou telle parcelle.
Dérangement mineur
« Nous ne prévenons l'exploitant que lorsque nous avons repéré un nid et que nous sommes sûrs qu'il est actif, précise Guillaume Brouard. En général, les gens sont au courant de nos méthodes d'action et jouent bien le jeu. Ceux qui n'ont jamais eu le cas peuvent avoir un réflexe de défense ou dire "C'est notre champ, c'est vos oiseaux : débrouillez-vous ! Ça ne me regarde pas." Mais c'est assez rare. Dans 99% des cas, ça se passe bien. Cette année, à Ornacieux, un agriculteur nous a même proposé de décaler sa moisson de colza pour protéger un nid. » Une attention d'autant plus répandue que la destruction d'espèces protégées est prise en compte dans la conditionnalité des aides PAC.
Du côté des exploitants concernés, on reconnaît que le dérangement est assez minime. « C'est la LPO qui fait la détection des nids et nous alerte, confirme Philippe Rivat. Je n'ai pas le temps rester des heures sur place à faire des observations. Mais l'an dernier, je les ai aidés à monter les cages pour protéger les nids avant la moisson. Et je les ai invités à participer à notre tournée andainage pour qu'ils fassent connaissance avec les collègues. Ensuite, nous avons tous mangé ensemble : ça permet de se rencontrer, de discuter, d'expliquer nos problématiques respectives. »
Cette année, Philippe Rivat s'est aussi intéressé à la prospection par drone. « J'ai l'habitude du satellite pour cultiver certaines de mes parcelles, mais là, c'est encore plus précis, témoigne-t-il. Le drone est équipé d'un petit moniteur qui permet de voir la parcelle défiler en direct sur un écran en couleur. Il vole lentement, à 20 mètres d'altitude, et dès qu'il repère quelque chose, il se rapproche. Le pilote relève les coordonnées GPS du nid et prend des photos. Mais il peut y avoir des péripéties : chez un collègue du Grand Lemps, quand le drone s'est rapproché du nid, la mère, furieuse, s'est envolée d'un coup pour attaquer le drone qui a dû partir à toute vitesse ! »
Mission drone
Le recours au drone permet de localiser les nids dans les parcelles, mais aussi de vérifier l'éclosion des œufs. « En Isère, nous utilisons cette technique depuis plusieurs années, indique Guillaume Brouard. Le drone présente un double intérêt. On n'abîme pas la culture - même si nous faisons toujours très attention à ne pas laisser de traces lors de nos interventions - et on ne crée pas de sentier d'accès pour les prédateurs. » Les informations livrées par le drone peuvent aussi réserver d'incroyables surprises. « Cette année, dans ma parcelle, les busards ont installé leur nid à six mètres de là où ils étaient l'an dernier : c'est qu'ils s'y trouvent bien », se félicite Philippe Rivat.
La phase de repérage effectuée, reste à protéger les nids avec des grillages avant les récoltes. Puis vient la période la plus délicate : celle des moissons. « Dès que je connais la date, je préviens la LPO, raconte Philippe Rivat. Je leur demande d'installer des rubans pour guider le conducteur de la machine et lui permettre de manœuvrer au mieux. Effrayée, la femelle peut s'envoler, mais elle revient ensuite. » Une fois le chantier terminé, il reste un petit carré non moissonné abritant la famille de busards. Une grosse perte pour les agriculteurs ? « Les six mètres carré perdus, on les retrouve largement avec le volume de campagnols mangés », sourit Philippe Rivat. « Franchement, ce n'est pas la mer à boire, ajoute son voisin Rémi Coudurier. Ce n'est pas un soucis, comparé aux goélands qui arrivent par centaines quand on laboure et font même fuir les corbeaux. » Un dossier d'une toute autre nature pour la LPO.