Cinéma
« Penser à ce qu’on laissera »

Morgane Poulet
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La Ferme des Bertrand, documentaire de Gilles Perret projeté à Clelles en avant-première, le 28 novembre, raconte comment sur fond de modernité, une exploitation peut évoluer pour améliorer le bien-être des agriculteurs.

« Penser à ce qu’on laissera »
Capture d'écran de La Ferme des Bertrand, de Gilles Perret. Marc et Hélène Bertrand pensent investir dans une salle de traite automatisée.

27 ans après Trois frères pour une vie, qui parlait de la transmission de l’exploitation laitière de trois frères à leur neveu et à leur nièce, le réalisateur haut-savoyard Gilles Perret revient au cinéma avec La Ferme des Bertrand. Cette fois, il s’agit de suivre l’évolution de cette même exploitation pendant cinquante ans, car fin 2022, la nièce des trois frères, Hélène Bertrand, passait à son tour la main et laissait à la tête du Gaec son fils, Marc, et son gendre, Alexandre Maure.
Gilles Perret explique avoir souhaité « faire le film le plus simple possible afin d’être à la hauteur des gens, d’être le plus proche possible d’eux, mais aussi de dire et de montrer la réalité dans toute sa simplicité ».
Très intimiste, le documentaire se penche sur la vie agricole d’un point de vue familial, et tout particulièrement sur le changement de qualité de vie apporté par la modernisation des infrastructures.
 
Pénibilité
 
« Je ne suis pas là pour dire qu’il vaut mieux mécaniser son exploitation ou bien que ce n’est pas une bonne chose, j’ai seulement voulu montrer les modifications que mes voisins, les Bertrand, ont apporté à leur ferme et pour quelles raisons », explique Gilles Perret.
Il s’agit aussi pour eux d’améliorer leur bien-être au travail grâce à des postures moins contraignantes pour le corps. Hélène Bertrand explique par ailleurs que les gestes répétitifs, sa position dans la salle de traite ainsi que la configuration de cette dernière lui ont causé des douleurs persistantes, notamment aux mains.
Il en va de même pour André Bertrand, l’un des oncles de son mari leur ayant cédé l’exploitation. Même s’il assure avoir toujours été « pour le progrès et la modernisation », affirmant que l’on ne peut pas avancer à contre-courant, sa ferme était bien moins automatisée qu’aujourd’hui. Pour les représentants de la MSA Alpes du Nord présents à l’avant-première, il faut tout de même bien penser à « anticiper la modernisation d’une ferme », car même si la mécanisation fait gagner du temps et réduit la pénibilité, « avec le développement de l’informatique, on déplace les risques et on augmente la charge mentale ». Qui plus est, la mécanisation demande de nouvelles compétences. Il s’agit aussi d’un coût important, parfois de surendettements. « C’est donc à double-tranchant », constate le réalisateur, même s’il devient souvent nécessaire d’y recourir.
Car mécaniser, c’est aussi « rentrer son foin en moins de temps », pour Cédric Fraux, éleveur à Lavaldens et co-président de Jeunes Agriculteurs de l’Isère. « Les saisons ont changé, il faut donc aussi pouvoir faucher plus rapidement, sans quoi le foin grille avant que l’on ait pu le faire. » Des changements de saison que l’on observe également dans les films. De champs verts dans les années 1990, on passe à des paysages plus secs et jaunes dans les années 2020.
 
Adaptation
 
« J’ai avant tout observé une relation saine au travail, explique Gilles Perret, notamment lorsque Marc explique vouloir mécaniser son exploitation non pas pour produire plus, mais plutôt pour remplacer la main-d’œuvre, sa mère partant à la retraite. » Concrètement, au moment du tournage, le Gaec envisage l’achat d’une salle de traite automatisée.
Sans vouloir défendre le bien-fondé de la mécanisation ou bien ses inconvénients, le réalisateur souhaite montrer les raisons qui peuvent pousser un agriculteur à s’y résoudre.
Pour Cédric Fraux, la mécanisation constitue une suite logique dans la conduite de son exploitation. « Mon grand-père fauchait avec une faux, mon père l’a abandonnée pour passer à la motofaucheuse et, maintenant, nous utilisons une faucheuse », explique-t-il. Et « penser à ce qu’on laissera derrière soi », c’est aussi penser à moderniser sa ferme pour la laisser plus facilement exploitable par ses successeurs.
 
Renouvellement
 
« Peut-être que cela attirera des jeunes vers le métier », confie Hélène Bertrand. Le faible renouvellement des générations y est en effet abordé, mais sur des notes positives, sans « plomber l’ambiance ». Au sujet de ses oncles, Marc Bertrand estime qu’ils ont « bien travaillé », s’évertuant à rassembler leurs terres en parcelles attenantes et autour du village. Un gagne-temps pour eux ainsi que pour leurs successeurs, qui n’ont ainsi pas à faire de kilomètres supplémentaires pour gagner une parcelle.
Quant aux petits-enfants d’Hélène Bertrand, « pour l’instant, ils veulent tous être fermiers, mais ça a encore le temps de changer ». De toute manière, « il ne faut pas forcer les enfants à reprendre l’exploitation », pour Alexandre Maure. Conscient qu’il est tout à fait possible qu’ils souhaitent exercer un métier bien différent, il évoque un avenir hypothétique dans lequel ils pourraient avoir envie de se reconvertir dans le domaine agricole pour reprendre la ferme familiale après quelques années passées ailleurs en France, à exercer une autre profession.
 
Temps familial
 
Quoi qu’il en soit, les protagonistes sont différents de leurs oncles, notamment en ce qui concerne la vie de famille qu’ils se sont créée. Dans Trois frères pour une vie, le cadet expliquait que leur vie était « un succès économique, mais c’est un échec sur le plan humain ». Tous trois célibataires, ils avaient misé sur la santé financière de leur exploitation plutôt que sur leur vie personnelle, une voie que ne souhaitent pas suivre leurs successeurs.
« Nous avons une semaine de vacances chaque été », annonçait toute guillerette Elodie Maure, épouse d’Alexandre et sœur de Marc Bertrand. Les associés comptent en effet sur l’installation à plusieurs pour pouvoir se déléguer le travail et s’absenter, parfois. « L’an dernier, en hiver, j’ai pu prendre mon mercredi et aller skier avec ma famille », explique Alexandre Maure, ce qui n’est possible que « lorsque l’on est plusieurs et que l’on peut s’organiser pour », précise Bruno Neyroud, agriculteur à Varacieux et élu à la MSA Alpes du Nord.
« Je mets donc un point d’honneur à partir en vacances avec mes enfants, ajoute Cédric Fraux, même si ce n’est que le temps d’un week-end ». Ayant souffert de ne jamais le faire avec son père, il confirme l’équilibre important à trouver entre travail et vie personnelle que montre La Ferme des Bertrand.

Morgane Poulet