En alpage, les moutons, les loups… et les traileurs
Confronté à de nombreuses difficultés qui rendent les pratiques de plus en plus difficiles, le pastoralisme s’adapte aux contraintes mais peine à exister et à se faire entendre au milieu des nombreux usagers de la montagne.

« Le premier échange n’est pas forcément facile. Mais dès qu’on avance dans la discussion, qu’on explique notre quotidien, il s’améliore. Nous, on n’a pas envie d’embêter les gens », témoigne Edmond, berger à l’alpage du Groupement pastoral du Jas des Lièvres, à 2000 m d’altitude dans le massif de Belledonne, à propos des relations qu’il entretient avec les nombreux « utilisateurs récréatifs » de la montagne, lors d’une rencontre au sein de son alpage le 3 juillet.
Il est vrai que ce secteur n’est pas le plus fréquenté des massifs isérois. Certes, le GR 738, le sentier de grande randonnée de Haute Traversée de Belledonne, qui porte aussi le nom de sentier des bergers, passe à proximité. Mais ce n’est pas un lieu où passent quotidiennement plus de 500 personnes.
« C’est plus facile de parler à des randonneurs une fois ou deux dans la journée que lorsqu’ils se succèdent de manière ininterrompue », assure le berger, pointant ainsi la sur-fréquentation de certains espaces naturels et les difficultés qu’elle peut entraîner pour les professionnels qui y travaillent. Comme nombre de ses pairs, le berger, qui passe trois mois en alpage, est enclin à parler de son métier, à expliquer son travail et ses contraintes.
« Pasto Kezako »
Technicien à la Fédération des alpages de l’Isère (FAI) en charge du dossier multi-usages, Joseph Paillard défend ce message : « Il faut se mettre les uns à la place des autres. La maison (la montagne, ndlr) est habitée par de nombreuses choses et personnes, dont le berger. Il est possible d’y circuler, mais il faut l’appréhender avec humilité et calme. Et il faut avoir en tête que les sentiers ont été créés par les montagnards et que ce n’est pas parce qu’ils sont balisés, qu’ils sont propriétés des randonneurs. Il faut les partager. »
Les « usagers récréatifs » de la montagne montent chacun avec un avis ou des a priori sur les sujets qui touchent à ce milieu d’exception. La plupart sont sympathiques, quelque uns se montrent désagréables. Pour les bergers aux journées extrêmement chargées, il n’est donc pas toujours facile de prendre le temps de la discussion.
C’est donc pour sensibiliser à l’activité pastorale que le site « Pasto Kezako » a été créé en 2023. Il s’agit d’une initiative du Réseau pastoral Auvergne-Rhône-Alpes, constitué des six équipes des Services Pastoraux des départements de la région.
Ils travaillent sur une stratégie commune de sensibilisation des publics. Sur ce site largement documenté, se trouvent de nombreux articles qui expliquent le pastoralisme, la vie des bergers, l’impact de l’activité sur la biodiversité…, dans l’objectif d’élargir, de nuancer les points de vue, de faire prendre conscience de la complexité des sujets, de déconstruire les idées reçues et les raccourcis sur l’espace montagnard.
Il donne aussi accès à une « boîte à outils » comprenant différents supports permettant aux professionnels du tourisme et de l’« outdoor » de porter cette sensibilisation sur leurs propres réseaux de communication. « L’objectif est de donner les arguments dont ont besoin les usagers de la montagne pour la comprendre et la respecter », précise le technicien de la FAI, qui alimente régulièrement « Pasto Kezako ».
Un raté dans la communication
Confrontés à cette problématique du multi-usage depuis une quinzaine d’années, les éleveurs sont de plus en plus fatigués. Même si de nombreux intervenants mettent en place des actions de sensibilisation sur ces questions-là, les messages peinent encore à passer.
Les personnes qui viennent faire du sport en montagne ont été bercées par des campagnes de communication « outdoor » orientées uniquement sur la beauté des paysages, la liberté qu’on pouvait trouver dans ces espaces…, sans parler des professionnels qui y travaillent, sans expliquer que c’est grâce aux pratiques pastorales que la biodiversité est telle qu’elle est en montagne.
« Il y a vraiment eu un « raté » à ce moment-là. Et ce « raté » s’est amplifié, puisque devant l’afflux de visiteurs, le pastoralisme, au lieu de se mettre en avant, s’est plutôt caché... Jusqu’à ce que la présence des patous l’oblige à communiquer à son tour », estime Joseph Paillard.
Pratiques pastorales complexifiées
A l’origine de petites frayeurs ou de grandes peurs, la présence des patous dans les alpages est en effet l’un des sujets qui suscitent le plus d’interrogations.
Selon Joseph Paillard, lorsqu’on rencontre ces chiens de protection, il convient d’adopter le bon comportement et surtout de rester calme. Il rappelle également que si aujourd’hui les patous sont courants en montagne, c’est parce que le loup a réinvesti le milieu depuis une vingtaine d’années et a révolutionné l’élevage extensif.
« Présent dans tous les massifs isérois, le prédateur a considérablement complexifié les pratiques pastorales. Il a fallu réembaucher des bergers (1), leur fournir des chiens de protection, sources de nombreuses contraintes, reconstruire ou rénover des cabanes… Cela a eu des conséquences financières et pratiques très importantes pour les éleveurs et les communes, propriétaires du foncier. Cela n’a pas été facile à mettre en place, d’autant que les éleveurs exerçaient un métier déjà très difficile et étaient déjà exsangues sur le plan économique. Mais ils ont accompli ces changements. Aujourd’hui, ils aimeraient pouvoir travailler avec davantage de sérénité », insiste Joseph Paillard.
Isabelle Brenguier
(1) En Isère, il y a 20 ans, il y avait une trentaine de bergers. Aujourd’hui, il y en a plus de 150.
Les bergers du Jas des lièvres
Bergers en Belledonne, Edmond et Lucie gardent, avec leurs huit chiens, 650 brebis pendant trois mois.

Edmond et Lucie sont les bergers du Groupement pastoral du Jas des lièvres dans le massif de Belledonne depuis trois ans. Arrivés avec 650 brebis de races mourérous et mérinos, appartenant à quatre éleveurs de la Drôme, le 26 juin, ils repartiront le 30 septembre.
Durant ces trois mois, ils vont avec leurs huit chiens -quatre de conduite et quatre de protection- garder, faire pâturer, soigner ces bêtes, les déplacer d’un quartier de la montagne à un autre, de façon à ce qu’elles profitent au mieux de leur passage en estive. Une sacrée responsabilité. Et un rythme de travail intense. Sortant le troupeau dès sept heures du matin, ils ne le parqueront le soir que vers 21 heures.
« Nous travaillons par demi-journée, explique Edmond. Il y en a un qui garde et l’autre qui s’occupe des parcs, prépare à manger, ou se repose. Cette organisation nous permet de faire pâturer le troupeau sur de plus grandes amplitudes horaires ».
Loin de l’image d’Epinal qui subsiste autour de ce métier, le travail est dense. Il faut s’occuper des brebis, les faire avancer, les empêcher de se disperser, les inciter à diversifier leur pâture de façon à contribuer au maintien d’un milieu ouvert, s’occuper de leur alimentation en eau. Il faut mettre en place les parcs de nuit, les déplacer. Il faut aussi s’occuper des chiens de protection. Les tâches se succèdent. Même quand la météo devient difficile. Même quand la fatigue les gagne.
Ce n’est pas tous les jours facile. « Et encore cet alpage, bien que difficile parce qu’il a cessé d’être utilisé pendant longtemps, n’est pour l’instant, pas particulièrement confronté à la prédation », précise Edmond.
Edmond et Lucie ont tous les deux suivis la formation au métier de berger au Centre de formation du Merle, à Salon-de-Provence. Bien que fils d’éleveur, passionné par les bêtes, Edmond ne pense pas qu’il serait monté en estive s’il n’avait pas suivi cette formation. Elle permet d’acquérir les compétences nécessaires à l’exercice du métier. S’il envisage de s’installer, il pense bien continuer à monter en alpage encore quelques années.
IB
Le bon comportement avec un patou

« La première chose à faire lorsqu’on arrive à proximité d’un troupeau et qu’on entend le patou aboyer, est de marquer un temps d’arrêt, de façon à le rassurer, à lui faire comprendre que c’est bien lui le chef. Puis, on peut se remettre en route tranquillement et on fait un large détour pour contourner le troupeau. Si cela n’est pas possible, on attend que les moutons soient passés pour reprendre notre chemin. Les bergers ne restent jamais avec les troupeaux sur les sentiers, ils ne font que passer. Alors, on attend et on profite des paysages. Les randonneurs doivent savoir que les patous, même s’ils font peur, ne sont pas dangereux. Les accidents qu’il y a eu ont -généralement- été causés au sein de circonstances particulières (1) », explique Joseph Paillard, technicien à la Fédération des alpages de l’Isère.
IB
(1) Pour informer les randonneurs des alpages dans lesquels se trouvent des troupeaux potentiellement gardés par des chiens de protection, le Réseau pastoral Aura a créé « Map Patou », une cartographie intégrée au site « Pasto Kézako ».