Haut le coeur chez les agriculteurs

La situation est tendue, et le moral en berne. Au cœur du monde agricole, comme chez les artisans ou les industriels, les trésoreries sont à fond de cale. Dans un contexte national plus que morose, l'Isère ne fait pas exception. Et si, selon les derniers baromètres de l'Insee, la croissance de la demande mondiale adressée à la France semble se maintenir, la concurrence européenne, l'embargo russe et la météo catastrophique conjuguent depuis plusieurs mois leurs effets pour plomber le moral des agriculteurs. Fruits à prix cassés venus d'Espagne ou de Pologne, lait produit à bas coût aux Pays-Bas et coût imbattable de la main-d'œuvre en Allemagne : les producteurs français ne parviennent plus à lutter. « Les marchés sont bas pour toutes les productions. Il y a une véritable inquiétude », observe Pascal Denolly, vice-président de la chambre d'agriculture et président de la FDSEA.
A cette conjoncture économique difficile s'ajoute le poids croissant des contraintes administratives, notamment le coup de massue du cinquième programme de la directive Nitrates et la nouvelle carte des zones vulnérables dessinée par le gouvernement en juillet dernier. « Ça renforce le sentiment d'incompréhension et d'injustice des agriculteurs », prévient Pascal Denolly. Confirmation sur le terrain : « S'il faut se mettre aux normes, pourquoi pas ?, concède Jean-Michel Bouchard, producteur de lait en Gaec à Thodure. Mais aujourd'hui nous n'avons pas encore fini de payer les investissements que nous avons faits pour le quatrième programme. Si je vais voir le banquier avec un bon compte de résultats, ça ira. Sinon, il fera la grimace ! » Même son de cloche chez Bruno Neyroud, du Gaec de Sully (Varacieux) : « Nous venons de construire un bâtiment : les vaches y sont depuis un an. Si on passe en zone vulnérable, il faut encore qu'on agrandisse notre capacité de stockage en 2016. Et notre banquier, il ne va pas bien aimer... »
Sang-froid
La plupart des agriculteurs conservent leur sang-froid et ne veulent pas se montrer alarmistes. Mais tous reconnaissent qu'ils se sentent de moins en moins maîtres du jeu. L'impression n'est pas nouvelle mais, les années passant, le malaise va grandissant. Il ne vient pas d'une annonce particulière, mais d'un faisceau d'éléments qui, cumulés, rendent la situation ingérable. Trésoreries tendues, cours en chute libre, volatilité des prix, marges trop faibles, incidence de la réforme de la Pac, charges importantes, absence de visibilité, poids des contraintes et des règlements tatillons : la liste des doléances est longue, qui alimente un sentiment de « ras le bol » généralisé au sein de la profession. Certains avouent sans complexe « avoir le moral dans les chaussettes ». D'autres affirment ne tenir que grâce à leur entourage, parce qu'ils se sentent soutenus par leur famille, qu'ils travaillent à plusieurs ou ont opté pour un mode de production qui leur permet de récupérer, en termes de rémunération, ce qui leur échappe en termes de contraintes : « Je travaille en circuit court et je peux expliquer mes prix à mes clients », lâche un maraîcher qui fait remarquer que, face à l'avalanche de règlementations dont ils font l'objet, les agriculteurs se sentent « mis en accusation » et « contestés dans leurs fondamentaux de production ».
Concernant les problématiques environnementales, de nombreux exploitants ont en effet le sentiment que « c'est toujours l'agriculture qui est pointée du doigt ». Revenant sur le cinquième programme de la directive Nitrate, Bruno Neyroud avoue sa perplexité : « On ne comprend pas trop cet acharnement. Qui accepterait que les normes changent tous les deux ans ? Parfois, on a l'impression qu'on change la donne de façon incompréhensible. » D'où une pression permanente, souvent difficile à supporter. « Nous faisons un métier génial, mais qui impose aussi d'être manœuvre, chauffeur, comptable, agent administratif... C'est tout ça qui enlève de l'agrément à notre métier. Je tiens parce que je travaille en Gaec et que je peux me poser, mais quand je pense à ceux qui sont tout seuls, je comprends qu'il y en ait qui aient envie de tout lâcher. »
Saturation
Bien que comparable à celle d'autres secteurs, notamment dans le bâtiment ou l'industrie, la lourdeur administrative qui pèse sur les épaules des agriculteurs est de moins en moins bien tolérée, toutes générations confondues. « Nous sommes tous convaincus par l'intérêt de notre métier, lance Françoise Soullier, présidente des JA de l'Isère. Mais il faudrait qu'on nous laisse travailler pour que nous puissions développer des exploitations viables. » Jean-Michel Bouchard ne dit pas autre chose : « Du côté du travail, on prend du plaisir. Mais le côté administratif devient pesant. Aujourd'hui, il faut justifier tout le travail que nous faisons : l'épandage, les plans de fumure, les cultures... Parfois on nous demande même de justifier des choses qui ne sont pas dans la logique agricole. Cette année par exemple, avec l'automne humide, nous n'avons pas pu épandre le fumier sur nos parcelles avant le 1er octobre. Il nous faudrait un mois de plus. Pour cela, il faut demander une dérogation qui n'est pas systématiquement accordée. La journée, je suis dans les champs, et le soir, j'ai l'ordinateur sur la table, à côté de mon assiette, pour récapituler tout e que j'ai fait dans la journée. J'arrive à saturation... »
Les exploitants pointent également les contraintes relatives aux questions de sûreté. Sans remettre en cause la nécessité d'assurer la sécurité des personnes qui interviennent dans l'exploitation (salariés, stagiaires, vétérinaire...), nombre d'agriculteurs dénoncent la lourdeur des procédures. Ou leur inanité : que l'on se rappelle du « décret anti-escabeau » qui, au printemps, a fait coulé beaucoup d'encre. La chose pourrait faire rire si elle ne mettait en difficulté les exploitations. Exemple : « Quand nous avons des stagiaires, nous devons faire une déclaration pour chaque machine que l'on considère comme dangereuse, explique Bruno Neyroud. On envoie ça ensuite à l'inspection du travail pour qu'elle établisse des dérogations. Ça peut demander deux ou trois jours de boulot. Jusqu'à présent, j'ai refusé de faire ces déclarations : je préfère que les stagiaires ne touchent à rien. En revanche, on peut leur donner une hache avec laquelle ils sont susceptibles de se faire mal, mais ce n'est apparemment pas grave. J'ai l'impression que soit on nous infantilise, soit on nous prend pour des délinquants potentiels. » Une impression partagée par nombre de ses collègues.
Marianne Boilève
Retrouvez le témoignage vidéo d'un couple d'éleveurs en Isère
Le point sur la conjoncture et les perspectives à la coopérative Dauphinoise