L'agriculture dans le champ du débat citoyen

« Le problème, c'est qu'aujourd'hui, les agriculteurs ne sont plus des paysans, ce sont des chefs d'entreprise. » Glissée par une ingénieure agro d'une cinquantaine d'années, cette réflexion un brin amère résume bien la situation. Elle en dit aussi long sur le décalage entre une certaine perception qu'ont les urbains de l'agriculture et ce qu'elle est réellement. C'est ce dont ont pu se rendre compte les participants à la soirée-débat consacrée à l'agroécologie organisée par la communauté « Sciences et citoyens » dans un café de Grenoble. Bien que la rencontre se soit déroulée dans le cadre de la fête de la science, les discussions ont rapidement pris un virage économique et politique. Agriculture bio, importations, utilisation des produits phyto, apiculture, Pac, quotas laitiers, circuits courts, contraintes économiques et réglementaires... André Coppard, céréalier dans le Nord Isère, Romain Lecomte, conseiller de gestion agricole au Cerfrance Isère, et Yvan Gautronneau, agronome et membre du comité de pilotage départemental « Agriculture écologiquement intensive » (AEI) ont dû répondre à une foule de questions, preuve que les enjeux liés à l'agriculture interrogent les citoyens, aussi urbains soient-ils.
Concept valise
« Tous les jours, trois fois par jour, l'agriculture nous nourrit, lance Jacques Talbot, le modérateur du débat. Mais entre l'image d'Epinal et les dossiers qui secouent le monde agricole, on ne connaît pas bien l'agriculture d'aujourd'hui. » D'où l'idée de commencer par s'intéresser de près à la « doctrine officielle » du Gouvernement en la matière, en se demandant si l'agroécologie tient du « truc d'écolos ou de l'agriculture de demain ». Yvan Gautronneau plante le décor en en rappelant rapidement les fondements. « Aujourd'hui, c'est un peu un concept valise où chacun met ce qu'il veut, estime-t-il. Les pouvoirs publics s'en sont emparés depuis le Grenelle de l'environnement, en 2007, pour aboutir au projet agroécologique de Le Foll. Le point commun entre tout cela, c'est plus d'agronomie pour une agriculture à triple performance économique, agronomique et écologique. »
Le conseiller du Cerfrance enchaîne, en expliquant en quoi consiste une entreprise agricole. Lorsqu'il évoque les ordres de grandeurs d'actifs immobilisés pour une exploitation laitière d'une cinquantaine de vaches (420 000 euros), le public réagit : bon nombre de participants tombent des nues devant les chiffres et la faible rémunération des agriculteurs. Et l'économiste d'enfoncer le clou en démontrant la difficulté de prendre certains virages (bio par exemple...) au regard des démarches et des investissements nécessaires. André Coppard souligne que « l'agroécologie est une démarche volontaire des agriculteurs pour utiliser moins d'intrants ». « Le monde agricole a fait beaucoup d'efforts au niveau des nitrates et des pesticides, ajoute-t-il. Mais c'est assez complexe, car nous sommes des chefs d'entreprises et nous devons tirer un revenu. De fait, selon la météo, les démarches agroécologiques, on peut ou non les faire. D'autant que nous vendons moins cher que le bio et que nous devons compenser par le rendement. »
« Puisque le bio est bon pour la santé, pourquoi ne pas faire subventionner l'agriculture biologique par la sécurité sociale ? », intervient alors un participant. Un autre se montre plus réaliste : « Vous parlez d'entreprise agricole. Comment faites-vous pour nous toucher en tant que consommateurs et nous sensibiliser à l'agroécologie ? » Yvan Gautronneau lui fait remarquer que son raisonnement vaut pour les filières courtes : « Au niveau des filières longues, l'agroécologie n'a pas sa place. Si on veut changer, il faut bousculer le système, sortir des logiques mondiales. Mais ce n'est pas si simple. Avec la chambre d'agriculture, la FDSEA et les JA, on essaie de développer l'AEI. Mais les acteurs économiques nous disent que le marché n'est pas prêt à absorber ce type de production. Pourtant, dans l'Ouest, ils y sont parvenus ! » Romain Lecomte renvoie à la responsabilité collective : « Avec un budget nourriture passé de 33 à 16 % de leurs dépenses, les consommateurs sont-ils prêts à rémunérer les agriculteurs qui passent en bio, étant donné le surcoût avéré ? » Ce soir-là, le café des Arts est plein à craquer de clients d'Amap et de clients de Biocoop. Pour eux, la réponse est évidente. Elle ne l'est pas chez la majorité de leurs concityens.