L'Europe d'aujourd'hui vue par Edgard Pisani

Refus du découplage, fixation de quotas de production, reconnaissance du droit de chaque pays à protéger son agriculture, suppression des subventions à l'export, conclusion d'accords préférentiels avec des pays du tiers-monde... Edgard Pisani avait accordé un entretien à Agra Presse à l'occasion de la parution de son ouvrage, Un vieil homme et la terre, en 2004. Son analyse est toujours d'actualité. Extrait de l'entretien :
Ne pensez-vous pas qu’une des causes majeures du problème agricole est le fossé qui s’est creusé, en Europe comme ailleurs, entre le monde des agriculteurs et celui des citadins consommateurs?
On a surtout, en Europe, oublié que l’un des aspects essentiels du traité de Rome était la défense de l’exploitation familiale. Je suis, je le reconnais, un des responsables de cette situation. On a donc vu se développer une dynamique productive. Elle a correspondu pendant un temps à un besoin : il fallait résorber le déficit qui succédait à la guerre. Mais on a abouti à une telle dynamique qu’il n’est pas de bonne exploitation agricole européenne qui puisse être rémunérée par les prix mondiaux habituels. Nous avions besoin dans les années soixante d’une politique productive ; dix ans après, le temps était venu de s’interroger sur la légitimité de cette politique qui continuait d’être productive. Dès 1972, c’est ce que j’écrivais. Je dis souvent une chose qui surprend : une politique qui a réussi, et c’était le cas, est une politique qui doit être changée. Parce qu’elle a changé le monde auquel elle s’est appliquée. Grâce aux subventions, on est en train de faire payer les produits essentiels à la vie moins cher qu’ils ne coûtent à produire. Est-ce que le temps n’est pas venu de s’interroger pour savoir qui doit payer quoi ? Ma réponse est que le consommateur doit payer les biens à leur valeur vraie. Il est anormal qu’il paie de moins en moins ce qui est essentiel comme l’alimentation, et qu’il accepte de payer n’importe quel prix ce qui est accessoire.
Pourquoi l’Europe n’a-t-elle pas réformé la Pac en appliquant d’une manière générale les quotas?
Vous touchez un problème qui n’est pas agricole mais politique. Lorsqu’on est un ensemble peu homogène, lorsqu’on appartient à des entités politiques qui demeurent concurrentes, on ne négocie pas le rationnel mais la sauvegarde des droits acquis. On n’est alors pas capable d’élaborer une politique nouvelle sur des bases nouvelles. On corrige à la marge. On ne se repose pas la question : de quelle agriculture avons-nous besoin ? Le débat que je voudrais lancer se situe bien dans ce contexte. Mon objectif est que l’on apporte une réponse collective à cette question. Avec les trois dimensions que j’évoque en sous-titre de mon livre : les neuf milliards d’êtres à nourrir ; la nature à préserver; les sociétés rurales à sauvegarder. On ne doit pas s’enfermer dans la seule logique de la production.
Pourquoi les hommes politiques de l’Europe ne sont-ils pas capables de remettre en cause des notions nées dans les années soixante ?
Parce que l’Europe n’est pas politique. Si elle l’était vraiment elle se poserait la question de savoir si l’intérêt est de continuer à négocier sur le mode « je te prends ceci et tu me prends cela » ; elle accepterait de tout mettre sur la table et dire : quel est l’objectif que nous recherchons aujourd’hui ?
La dernière réforme de la Pac, dans l’esprit de son artisan principal était de dire : subventionnons, non plus seulement pour produire mais aussi pour préserver l’espace rural. N’était-ce pas un nouvel objectif ?
La subvention à l’hectare, ce n’est pas un système qui favorise le développement rural. C’est, en quelque sorte, aider pour être et non pas pour faire. Et je trouve scandaleux que l’on paie pour être et pas pour faire. C’est cela que je ne pardonne pas à cette réforme de la Pac. En fait, on fuit le problème et on l’aggrave.
On demande aux agriculteurs d’assumer d’autres missions que le seul fait de produire. N’est-on pas en train d’oublier que les agriculteurs se considèrent comme des chefs d’entreprise et que leur accorder une rente pour assumer ces missions n’est pas le meilleur moyen d’y parvenir ?
Je suis contre ce type de mesure. Ce qu’il faut c’est être capable de mettre en valeur la part de travail des entreprises agricoles non utilisées dans la production, pour leur demander d’accomplir des tâches contractuellement rémunérées. Je suis l’ennemi de la subvention pour « être ». Cela, c’est bon pour les retraités... comme moi !
Propos recueillis par Hervé Plagnol
Edgard Pisani, Un vieil homme et la terre, Editions du Seuil, 232 pages, 20 euros.