« La profession agricole ne s'interroge pas beaucoup sur ce que pourrait être l'exploitation du futur »

Patrick Aigrain, cosignataire, avec Dominique Agostini et Jérôme Lerbourg, de l'étude sur « Les exploitations agricoles comme combinaisons d'ateliers » diffusée le 25 juillet, apporte un éclairage sur son travail. Si le rapport constate une meilleure résistance des très grandes exploitations multispécialisées face aux aléas, Patrick Aigrain reste prudent sur les conclusions à en tirer. Ce travail mérite, reconnaît-il, d'être complété. Il ouvre cependant des pistes de réflexion qui pourraient avoir toute leur place dans les débats qui fixeront les orientations de la future Pac.
Le modèle des très grandes exploitations agricoles multispécialisées est-il la norme de demain ?
On ne peut pas être aussi affirmatif ! Notre étude est exploratoire, il faut rester prudent. Mais si l'on prend uniquement en compte les activités agricoles au sens strict, on peut effectivement dire que les très grandes exploitations agricoles multispécialisées ont présenté une meilleure résistance structurelle à l'aléa entre 2000 et 2010. Pour affirmer que ces exploitations sont plus solides face aux aléas, il faudrait aller plus loin dans l'étude et tenir compte des relations entre exploitations ou avec les coopératives, de l'influence des productions sous signes de qualité et d'origine ainsi que des activités de diversification du type production d'énergie ou agrotourisme par exemple.
Si les atouts de ce type d'exploitation se confirmaient, pourrait-on imaginer le développement de superstructures, étant donné que les très grandes exploitations sont les plus résistantes ?
J'ai l'impression qu'aujourd'hui déjà, le mouvement de concentration et de spécialisation a conduit à une course à la PBS (Production brute standard, équivalent à un chiffre d'affaires, NDLR). Il est vrai que si la PBS est inférieure à un certain seuil - qu'il faudrait définir - les exploitations ont plus de mal à résister. En réalité, pour répondre à la question il faudrait aussi regarder l'évolution des coûts avec la taille des exploitations et donc il serait préférable de raisonner en MBS (marge brute standard) plutôt qu'en PBS mais les statistiques actuelles ne le permettent pas. On peut cependant déjà faire l'hypothèse que le développement de très grandes exploitations multispécialisées, rencontrerait des limites. En partant du principe que la performance économique des exploitations dépend de la productivité du travail, il y a un risque à dépasser un certain nombre d'UTA (unité de travail annuel, NDLR), car au-delà d'un certain seuil, il est nécessaire de disposer de personnel dédié à l'organisation du travail et à la gestion des ressources humaines. Ces personnes ne sont plus directement rattachées à la production agricole et on perd alors en productivité du travail.
Vous constatez dans l'étude que les très grandes exploitations multispécialisées sont, à l'écrasante majorité, à dominante production animale. Pourrait-on envisager la multispécialisation chez les agriculteurs en productions végétales ?
Ce n'est pas exclu, mais c'est vrai qu'il est plus facile de s'adapter aux différentes conditions territoriales et pédo-climatiques en productions animales. La dimension géographique a plus d'impact sur les productions végétales.
Pourrait-on alors imaginer de développer des groupements sociétaires qui réuniraient des agriculteurs, certes distants géographiquement, mais sous la même entité juridique de façon à partager le risque ?
C'est une vraie question ! Le problème aujourd'hui, c'est que la profession agricole, globalement considérée, ne s'interroge pas beaucoup sur ce que pourraient être le ou les modèles d'exploitation du futur. Le secteur agricole est resté attaché au modèle qui a plutôt bien marché jusqu'ici, bâti sur l'exploitation familiale. Mais il est intéressant et important de se poser la question.
Les agriculteurs vous semblent-ils ouverts à ce changement de modèle ?
Le milieu des chefs d'exploitation est à la fois relativement individualiste et habitué au travail en commun. Il y a sans doute une barrière psychologique à passer qui leur permettrait d'envisager de se regrouper dans des formes sociétaires où ils partageraient le risque. Cela semble encore difficile et ne se règle pas par des lois, mais d'autres changements de contexte peuvent aussi jouer en favorisant le raisonnement à une échelle plus large (agroécologie, nouvelles technologies...).
Si les pouvoirs publics décidaient d'orienter leur politique vers le développement de grandes exploitations multispécialisées, quels outils faudrait-il actionner ?
Avant d'envisager quoi que ce soit, il faudrait réaliser d'autres études afin de s'assurer que ce modèle peut être intéressant, bien sûr en matière de résultat microéconomique, mais aussi quant à la diversité des territoires, l'effet sur l'environnement ou en termes d'emplois par exemple. Si les atouts de ce modèle se vérifiaient et qu'il soit fait un choix collectif en ce sens, on pourrait envisager de mobiliser des outils incitatifs pour les exploitations agricoles au niveau fiscal notamment. Mais raisonner seulement sur les productions agricoles ne suffirait pas, car l'organisation territoriale aujourd'hui ne se limite pas aux exploitations agricoles. Les entreprises de l'aval sont également spécialisées en fonction des territoires. Ce type d'évolution devrait donc s'accompagner d'une forme de diversification des entreprises agroalimentaires sur les différentes régions.
Pensez-vous que les politiques, telles qu'elles sont aujourd'hui, tendent déjà à encourager la diversification des exploitations ?
Non, en tout cas pas au niveau de la Pac. La tendance a été de traiter les entités agricoles globalement sans chercher à influer sur ce qu'elles produisent. Cela s'inscrit dans un mouvement de simplification et d'économie, avec la volonté politique de voir les exploitations et les filières agricoles orientées par les signaux du marché. Les aides majoritairement découplées et la conditionnalité ne prennent que peu en compte la diversité concrète de l'activité agricole.
Dans un nouveau contexte, marqué par la volatilité des marchés, les exploitations font face à un risque croissant de non-durabilité et la résistance aux aléas devient essentielle. Face à ce risque, outre l'intervention qui reste pour certains secteurs, la Pac propose pour l'instant surtout des mécanismes assurantiels (seulement significatifs dans le secteur des grandes cultures) et des mécanismes ponctuels de gestion de crise à décider en opportunité (comme pour le lait en 2016).
Dans ce nouveau contexte, cette approche globale montre ses limites et peut sembler surprenante, un peu comme si l'on traitait indifféremment la politique de développement du transport aérien et du transport ferroviaire alors qu'il s'agit de deux types de transports très différents !
Il y a potentiellement un intérêt pour l'efficacité de l'intervention publique à moyen terme à mieux comprendre la complexité des systèmes de production et à raisonner de manière matricielle les relations « territoire/filières » pour repérer les combinaisons présentant à la fois des performances économiques et environnementales robustes dans la durée, et réfléchir en conséquence à quels outils d'accompagnement seraient adaptés pour favoriser leur émergence.