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Les Français et l'agriculture

Le fossé se creuse entre la société et l'agriculture

Sylvie Brunel est géographe, économiste et écrivaine, spécialisée sur les questions de développement. Elle livre son analyse sur les raisons de l'incompréhension qui se creuse entre l'agriculture d'aujourd'hui et la société.
Le fossé se creuse entre la société et l'agriculture

 

Pour quelles raisons constate-t-on un désamour croissant entre les agriculteurs et le reste de la société ?

Sylvie Brunel : « Je constate que bien que toutes nos racines soient rurales, 95 % de la population française vit aujourd'hui sous influence urbaine ou périurbaine. Les gens n'ont plus qu'une image héritée de l'agriculture, une représentation véhiculée par l'imaginaire collectif qui est restée celle de l'agriculture de l'après-guerre. Les citadins ont gardé une vision de l'agriculture passéiste. Ils ne connaissent plus la réalité quotidienne de l'agriculture actuelle. Et aujourd'hui, l'agriculture moderne ne s'incarne plus que dans leur image de l'agriculture d'antan. »

Qui en est responsable ?

S.B. : « Les représentations collectives héritées sont les premières responsables de cette vision passéiste de l'agriculture. Mais les journalistes qui sont souvent issus de milieu plutôt citadin et littéraire sont aussi responsables de cette vision édulcorée et "bisounours" de l'agriculture. Cette façon de toujours cultiver la nostalgie, l'idée du bon vieux temps, du paysan heureux dans sa ferme rendent très difficile aux citadins de comprendre la réalité des pratiques agricoles. L'agriculture est toujours perçue comme un secteur de tradition, alors que c'est un des secteurs les plus en transformation de la société. Du coup, tout ce qui va dans le sens passéiste est entendu avec ferveur et tout ce qui relève de la technologie, du progrès, de la chimie est perçu comme inacceptable. Dès que l'on parle de la modernité, des innovations, des OGM, des nanotechnologies, il y a systématiquement une levée de bouclier. Les journalistes participent de ce mouvement parce qu'ils passent leur temps à ériger en modèle généralisable des micro-exemples. Ils ne vont pas voir 99 % de la réalité de l'agriculture, ils vont aller chercher quelqu'un qui cultive avec amour des pommes anciennes, élève des agneaux pour les vendre sur le marché local. Ils vont considérer que c'est cette agriculture-là qu'il faudrait généraliser. Sans comprendre qu'elle est totalement incompatible avec la vie urbaine, la nécessité de produire à bas coût, d'assurer la régularité de la production. Ils ont totalement oublié les failles et l'insuffisance de l'agriculture d'hier, la pénibilité dans les champs, les prix élevés d'une nourriture peu diversifiée et défectueuse et les nombreuses crises alimentaires qu'il y avait. »

 

Les Français sont très soupçonneux envers le monde agricole en général. Comment l'expliquez-vous ?

SB : « Les Français se sont tellement habitués à la perfection de l'agriculture française, qu'ils ne supportent pas un scandale alimentaire comme l'affaire des lasagnes de cheval ou une crise alimentaire. C'est parce que l'agriculture s'est modernisée avec la chimie, l'industrie et l'élevage en batterie, qu'elle a pu nourrir avec soin la population. Paradoxalement, les attaques contre l'agriculture sont telles que cela a pour conséquence de pousser à son industrialisation. Parce que pour répondre aux exigences de la société vis-à-vis de l'agriculture, il faut produire des aliments toujours de meilleure qualité, avec des normes toujours plus exigeantes et des cahiers des charges toujours plus coûteux. Du coup, cette vision erronée des Français pousse à la concentration et la modernisation accélérée des exploitations agricoles, qui suppose des investissements toujours plus élevés. »

 

Dans une tribune du Monde, vous évoquiez le mal-être des agriculteurs « qui n'en peuvent plus de toutes les accusations ». Que peuvent faire les agriculteurs ?

 

SB : « Déjà le monde agricole a un problème, c'est qu'il est très individualiste, chacun défend sa filière et tant pis pour les autres. Chaque filière joue à sauve-qui-peut. Finalement quand une filière agricole est attaquée, les autres courbent l'échine en disant : « ouf ce n'est pas nous, tant mieux ». Le monde agricole ne comprend pas que s'il n'est pas solidaire à chaque attaque, il ne parviendra pas à changer la donne. Il faut imiter les ONG. D'abord, ne rien laisser passer quand on dit quelque chose de faux, il faut tout de suite répondre sur le fond, sans invective. Je prends pour exemple le rapport de Greenpeace sur la production de pommes en France. Les producteurs de pommes ont immédiatement réagi, en disant : « C'est n'importe quoi, Greenpeace n'est jamais allée dans un verger, ce que l'association propose, nous le faisons déjà » et ils les ont invités à venir dans les vergers constater par eux-mêmes. Finalement, le monde agricole devrait être capable de réagir de la même façon à toutes les attaques. Par ailleurs, il faut que les agriculteurs réinvestissent le monde de l'éducation et l'information et qu'ils invitent par exemple systématiquement toutes les écoles et les enfants sur les exploitations pour changer l'image de l'agriculture. »

 

Pensez-vous que la méfiance entre les agriculteurs et le reste de la société est tenable sur le long terme ?

SB : « Ce qui est extrêmement grave et dangereux, c'est que finalement, nous sommes en train de perdre notre avance et notre position de puissance agricole. Les citadins qui attaquent l'agriculture ne se rendent pas compte que plus ils attaquent l'agriculture, plus ils découragent les agriculteurs, et plus la nourriture importée va se faire une place importante sur nos rayons, alors qu'elle est bien loin de répondre aux standards de l'agriculture française. Donc, non ce n'est pas tenable, mais quand le processus sera arrivé à son terme, et que l'on importera massivement de la nourriture, il sera trop tard pour revenir en arrière parce que les terres agricoles seront devenues des lotissements ou de la forêt. On aura une agriculture de firme, à la nord-américaine, qui sera une conséquence du sabotage de l'agriculture française de moyenne taille. Qui acceptera de devenir agriculteur demain si on continue d'étouffer leur activité par des réglementations ? Quand on constate le désarroi des agriculteurs, la question est primordiale. Cela me met vraiment en colère car nous sommes en train de saboter notre richesse. »

 

Propos recueillis par Camille Peyrache