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Débat

Les grandes exploitations multispécialisées, le modèle de demain ?

Face aux crises, les exploitations de grande taille avec plusieurs ateliers seraient plus résistantes.
Les grandes exploitations multispécialisées, le modèle de demain ?

Quelle qu'en soit l'origine, les crises agricoles, alimentées par la libéralisation des marchés, menacent l'Europe - et la France, en particulier. Dans ce contexte d'instabilité économique, les experts s'interrogent sur un modèle d'exploitation agricole mieux capable que d'autres à résister aux aléas. Les conclusions d'une étude de FranceAgriMer et du Service de la statistique et de la prospective du ministère de l'Agriculture laissent penser que les exploitations de grandes tailles, avec plusieurs ateliers (bovins lait, hors-sol et fourrage par exemple ou encore céréales, pommes de terre et élevage) seraient plus résistantes face à la volatilité des marchés. Conclure que ce modèle sera la norme dans l'avenir serait aller un peu vite. Mais la question mérite d'être posée. Le modèle de demain serait-il aux antipodes de l'hyperspécialisation des exploitations et des territoires qui découle de la politique agricole menée ces dernières décennies et à l'opposé de l'exploitation familiale défendue par les agriculteurs ? La lecture du travail des chercheurs le laisse penser.

 

Trouver des solutions dans la structure même des exploitations : c'est une nécessité dans une période où l'intervention publique tend à diminuer et où la régulation des marchés ne semble plus une option, estime Patrick Aigrain, cosignataire de l'étude, publiée le 25 juillet, sur « les exploitations agricoles comme combinaisons d'atelier » réalisée par FranceAgriMer et le Service de la statistique et de la prospective du ministère de l'Agriculture (1).

Partant de l'idée que les risques diminuent lorsque « tous les oeufs ne sont pas dans le même panier », les experts (Patrick Aigrain, Dominique Agostini et Jérôme Lerbourg) ont émis l'hypothèse que le modèle des grandes exploitations avec plusieurs ateliers - de production végétale (arboriculture, vigne, culture sous serre, grandes cultures standards ou fourrage par exemple) et/ou animale (bovins lait, veau de boucherie, viande bovine, porc, volaille, oeufs...) - pouvait « constituer un mode d'adaptation à ce contexte d'instabilité endémique. » Leur étude est allée vérifier dans l'histoire récente si ce type d'exploitation s'est révélé plus résistant que les autres entre 2000 et 2010. Les observations semblent confirmer leur hypothèse : ces exploitations, bien qu'encore minoritaires en nombre, ont plus que d'autres tenu face aux crises. Elles se sont même développées.

Les grandes exploitations multispécialisées ont mieux résisté

Entre 2000 et 2010, le nombre d'exploitations agricoles a chuté de 26 %. Seules les exploitations ayant une Production brute standard (PBS) supérieure à 100 000 EUR ont vu leur nombre augmenter. Il y a un lien fort entre la taille de l'exploitation (2) et sa résilience. Les exploitations « sans atelier visible » (c'est-à-dire avec un ou des ateliers trop peu productifs pour peser sur le marché) ont perdu la moitié de leur effectif : elles étaient toutes caractérisées par une PBS inférieure à 25 000 euros, révèle l'étude. La plus forte progression (+16 %) concerne les exploitations dont la PBS est supérieure à 250 000 euros.
Lorsque l'on affine l'observation en combinant deux facteurs - taille des exploitations et nombre d'ateliers, on remarque que la plus forte progression (+34 %) concerne les exploitations ayant une PBS supérieure à 250 000 euros et qui associent « 3 ateliers ou plus ».
Forts du constat que les très grandes exploitations (TGE) multispécialisées n'ont pas seulement résisté mais qu'elles ont même connu une forte progression ces dix dernières années, les signataires de l'étude ont décidé de placer leur loupe sur cette catégorie d'exploitations agricoles, qu'ils ont définie comme « associant au moins trois ateliers et présentant en 2010 une PBS d'au moins 200 000 euros ».

La multispécialisation, une caractéristique observable dans les exploitations de production animale

« En 2010, près de 70 000 exploitations ont une PBS de plus de 200 000 euros [...], soit 14 % des exploitations ». Selon le classement par Otex (orientation technico-économique des exploitations), elles se répartissent à parts quasi égales entre production animale (51 %) et « autres », donc végétales (49 %). Sur ces 70 000 exploitations, « 12 057 (soit 2,4 % de l'ensemble des exploitations) combinent au moins 3 ateliers », indique l'étude. Et la répartition sur ce panel est toute autre : 94 % de ces exploitations sont associées à la production animale. Plusieurs causes peuvent expliquer ce phénomène. Les crises à répétition qui ont touché l'élevage ont pu inciter les producteurs à diversifier leurs activités pour étaler le risque et pour diminuer les coûts de production (avec la mise en place d'un atelier fourrager par exemple). L'aspect géographique et les conditions pédo-climatiques rattachées peuvent également expliquer le caractère plus rare de la multispécialisation dans les exploitations de cultures végétales. Pour autant, « il n'est pas exclu »d'imaginer le développement d'exploitations multispécialisées en production végétales, estime Patrick Aigrain.

Les atouts de la multispécialisation

Les signataires de l'étude ont identifié quatre « rationalités socio-économiques » qui peuvent expliquer la constitution d'exploitations à plusieurs ateliers. « La recherche d'une moindre exposition aux aléas » en premier lieu. Il s'agit par exemple de « combiner un atelier animal [...] et un atelier fourrager ou de grandes cultures » pour « permettre à l'exploitant d'avoir non seulement une certaine autonomie alimentaire de son cheptel, mais également de disposer d'un atelier végétal commercialisable en propre en complément de sa production animale ». La multispécialisation peut également « combiner des ateliers dont les productions sont à destination de marchés différents ou de marchés non substituables ».
Deuxième argument en faveur de la diversification des activités : l'adaptation - et ainsi l'optimisation agronomique - à l'hétérogénéité pédo-climatique sur une surface d'exploitation devenue plus importante.
Une troisième raison peut consister en la création d'un nouvel atelier pour préparer la transmission d'une exploitation. Le rapport constate en effet que « le taux de présence de Gaec et/ou d'EARL associant plusieurs générations est supérieur de 9 points dans les exploitations multispécialisées de grande taille à celui observé parmi l'ensemble des très grandes exploitations ».
Enfin, il apparaît que la multispécialisation permet d'optimiser la main-d'oeuvre disponible, notamment familiale. L'étude constate que s'il existe « une relation globalement croissante entre le nombre d'ateliers et le volume de travail moyen par exploitation », cette relation devient décroissante entre « le nombre d'ateliers et le volume de travail par unité de SAU ou de PBS ». Si l'on estime que la performance économique se calcule sur la productivité du travail, explique Philippe Aigrain, alors la multispécialisation des grandes exploitations peut constituer un véritable outil de compétitivité quant aux coûts de production.
Patrick Aigrain et ses collègues se gardent bien de conclure péremptoirement qu'il s'agit là d'un modèle à toute épreuve. Et il répète, d'ailleurs, que des études complémentaires sont indispensables. Mais cette analyse pourrait bien faire réfléchir les responsables politiques et syndicaux en matière agricole. Trouver un modèle qui résiste aux crises dues aux volatilités des prix est le meilleur moyen de redonner à l'agriculture et aux filières agricoles une vision de long terme.

 

(1) Étude disponible sur : http://agreste.agriculture.gouv.fr/publications/dossiers/article/les-exploitations-agricoles-comme

(2) La taille étant définie ici sur le critère de la production brute standard (PBS)

 

La multispécialisation, un luxe réservé aux « gros »

Si la multispécialisation peut contribuer à renforcer la résistance économique des exploitations, les statistiques montrent que ce constat ne s'applique qu'aux grandes exploitations. Avec une baisse de 29 % entre 2000 et 2010, les exploitations associant 3 ateliers ou plus et ayant une PBS inférieure à 90 000 euros ont perdu, en nombre, plus que la perte moyenne toutes exploitations confondues (-26 %). À l'opposé, le nombre d'exploitations mono-atelier caractérisées par une PBS inférieure à 90 000 euros a moins baissé que la moyenne (-21 %). Un phénomène qui révèle, peut-être, l'incapacité des petites exploitations à assurer un degré de technicité suffisant sur plus d'un atelier.

 

Ateliers et visibilité : les critères de l'étude

Pour mesurer la multispécialisation, l'étude a identifié 20 ateliers différents (10 ateliers végétaux et 10 ateliers animaux). Pour qu'un atelier soit reconnu comme « visible », il convient que « la part de son chiffre d'affaires dans le chiffre d'affaires global dépasse de 10 % la PBS totale », précise l'étude. De plus, des seuils de visibilité en valeur absolue ont été fixés pour les ateliers animaux. D'autres critères spécifiques chiffrés ont été fixés pour déterminer le seuil de visibilité des ateliers végétaux. Par exemple, « l'atelier végétal fourrages ne constitue un atelier autonome que si le rapport superficie totale en fourrage de tous types sur cheptel total de l'exploitation exprimé en UGB excède 1,25 ».
 Source Agra