Sud Grésivaudan : la vallée de la noix en questions

La basse vallée de l'Isère, c'est le pays du noyer. Il y en a des dizaines de milliers, partout. Sur les bords des routes, sur les coteaux, au cœur des villages. En quelques décennies, le Sud-Grésivaudan est devenu le plus grand verger de l'AOP noix de Grenoble. D'aucuns disent la plus grande noyeraie d'Europe. Pour le touriste, ce patrimoine exceptionnel est un motif d'étonnement, voire d'admiration. Pour le riverain, le sentiment est plus partagé. Certains en sont fiers, d'autres avouent une sorte de malaise, parfois une sensation d'enfermement. « Dans ma jeunesse, j'aidais à ramasser les noix, raconte Claire Bonneton, architecte paysagiste qui réside à Cras. Je me souviens d'un paysage de boisement lumineux. J'aimais l'aspect cathédrale de ces noyers, avec leur houppier élevé. Aujourd'hui, cette dimension lumineuse a presque totalement disparu du fait de la densité et des noyers très bas. On est plutôt dans des paysages fermés. »
Paysage plus spécialisé que banalisé
Fermés sans doute, mais toujours très structurés. Les « lanières », ces bandes de vergers qui rythmaient le paysage autrefois, se sont aujourd'hui rapprochées, densifiées. « Partout la trame s'est épaissie, étoffée, et les lanières sont devenues des parcelles », constate Rachel Anthoine, responsable du pôle Paysage au CAUE de l'Isère. Des parcelles qui sont à leur tour menacées par le développement des axes de communication et de l'urbanisation, mais pas au point de menacer ce qui constitue l'identité même de la vallée. Claude Janin, professeur à l'Institut de géographie alpine et expert-consultant à la chambre d'agriculture, explique qu'ici, « l'agriculture n'a pas banalisé le paysage : elle l'a spécialisé ». Pour lui, cette spécialisation n'est pas forcément négative, au contraire : c'est ce qui fait que « les paysages se reconnaissent ». Mais il note qu'en Isère « comme dans le Beaujolais, quand une production marche, elle envahit tout ».
A la cotoyer au quotidien, cette spécificité n'est pas toujours bien vécue par les habitants. La non-présence des agriculteurs dans leurs noyeraies une grande partie de l'année renforce même chez certains l'impression curieuse de vivre au milieu d'un océan vide. « Les noyers demandent assez peu de présence, ils sont souvent désertés durant l'année, remarque Claire Bonneton. Mais une vie s'éveille fin septembre, et signale que "les noix", comme on dit, approchent. On voit des personnes qui ramassent au bord ou dans les champs. On entend les ramasseuses, on voit passer les tracteurs avec les remorques pleines et la nuit on entend le bruit léger des séchoirs. Je trouve cela intéressant, comme un rituel annuel qui marque le début de la saison d'automne et nous rappelle que ces noyeraies sont travaillées et exploitées par des hommes. »
Des hommes - et des femmes - qui seraient au nombre de 700, selon Jean-Claude Darlet, président de la chambre d'agriculture de l'Isère et producteur de noix lui-même. Bon an mal an, les nuciculteurs produisent environ 15 000 tonnes de noix chaque année et font vivre toute une filière qui irrigue le territoire, du producteur de plants au négociant, en passant par le fabricant de matériel, le transformateur, le moulinier ou le confiseur spécialisé. D'après le responsable agricole, l'ensemble de la filière ferait vivre près d'un millier de personnes et générerait un chiffre d'affaires entre 100 et 150 millions d'euros. La fourchette est aussi large que ladite filière est discrète. « Entre ceux qui ne vivent que de la noix et ceux qui ne possèdent que quelques noyers, il est dfficile de tout comptabiliser », justifie le président de la chambre d'agriculture.
Appprendre à communiquer
A une époque où tout le monde communique sur tout, cette discrétion - sans doute légitime - n'est pas sans susciter quelques questionnements. Notamment chez les riverains. « Dans la noix, on est en mode "pour vivre heureux, vivons cachés" », relève un bon connaisseur du secteur. « Les nuciculteurs ne communiquent pas beaucoup, parce qu'ils n'en éprouvent pas le besoin », confirme un producteur bio installé à Beaulieu. Sauf que la société qui les entoure commence à les interpeller. Le problème, c'est que la profession n'a pas appris à dialoguer, ni à communiquer sur ses pratiques. Et lorsqu'elle le fait, la méfiance prime. « Les gens ne savent pas ce qu'on fait et quand on leur explique, ils ne veulent pas comprendre, se désole Olivier Gaillard, éleveur et nuciculteur à Saint-Vérand. Il y a quelques années, je me suis fait arrêté par un voisin alors que j'allais épandre de la chaux. Il n'y a rien de plus naturel. C'est même la base de l'agronomie. Mais il ne voulait pas me croire ! Après, il faut dire aussi qu'il y a des producteurs qui ne sont pas raisonnables... »
Pourtant, de l'aveu même d'un grand nombre d'exploitants, on sent que les choses bougent. Et même s'ils se voient contraints de lutter contre deux parasites majeurs apparus récemment (1), nombreux sont ceux qui affirment avoir réduit la voilure en termes de traitements phytosanitaires. « Les émissions à charge, ça nous fait nous poser des questions par rapport aux phytos, explique Christian Mathieu, producteur à Lalbenc et président de la Senura. C'est pour cela que la station expérimentale se penche sur les méthodes alternatives, que ce soit le piégeage ou la confusion sexuelle. » Pour Ghislain Bouvet, conseiller nucicole et ingénieur du réseau Dephy Fermes Ecophyto Noix, il ne faut pas éluder le problème, même s'il est épineux. « La grande difficulté est que la recherche travaille en même temps que les producteurs appliquent. Or il faut laisser du temps à la recherche pour qu'elle trouve. Il faut aussi que la solution, si elle existe, soit acceptable sur le plan économique. » Mais, ça pour que le public comprenne, il faut lui expliquer. C'est ce qu'on fait les producteurs à Chatte le 5 février dernier : près de 200 personnes ont participé au débat. Et c'est ce qu'ils referont le 16 mars au Grand Séchoir.
Marianne Boilève
(1) La mouche du brou est apparue en 2008 et le colletotrichum en 2011.