Une consommation modérée de viande n'induit pas de risque

Comment avez-vous accueilli la publication du Circ* ?
Il n'y a presque rien de nouveau, mais cette publication vient clore le débat ; les données s'accumulaient depuis les années 80 sur cette question. Le WCRF (World Cancer Research Found), qui fait une évaluation tous les dix ans des rapports entre nutrition, activité physique et cancer, proposait dès 1997 d'étudier les preuves de cancérogénicité de la viande rouge et de la charcuterie, et il les classait en 2007 comme convaincantes. Le classement de la viande rouge dans le groupe 2A (cancérogène probable, ndlr) est déjà très fort. Il reste une toute petite ambiguïté, un petit doute qui justifie que l'on reste en 2A contrairement aux charcuteries qui sont classées 1. Les épidémiologistes du Circ ont considéré qu'il restait encore quelques biais ou
facteurs confondants qui pouvaient interférer sur le risque associé à la consommation de viande rouge, contrairement à la charcuterie pour laquelle toutes les données sont très concordantes.
Comment faut-il lire ce classement ?
Il ne s'agit pas d'évaluer le risque, mais d'établir un niveau de preuve, c'est-à-dire évaluer si le risque existe, ou non. La classification de la viande rouge et de la charcuterie ne concerne pas tous les cancers, mais bien le cancer du côlon. C'est embêtant parce que c'est un cancer prévalent. Il faut tout de même éviter d'être anxiogène car le risque existe surtout chez les gros consommateurs. Chez les personnes qui ont une consommation modérée, en dessous des 500 g par semaine de viande rouge, et très en dessous des 50 g par jour de charcuterie, il n'y a pas de risque. Concernant la consommation de charcuterie, le WCRF propose de les éviter. En France, nous avons plutôt proposé de limiter la fréquence de consommation et la taille des portions, mais on ne prône pas l'éviction. Pour les viandes rouges, les conseils sont de consommer moins de 500 g par semaine, or 25 % de la population française se trouve au-dessus de ces niveaux de consommation.
Est-ce que le risque existe dès le premier gramme de charcuterie consommé ?
C'est le cas pour l'alcool et le cancer du sein. Ce n'est pas le cas avec la viande rouge et le cancer du côlon. En dessous de 50 g, le risque est faible. L'augmentation du risque est linéaire avec la quantité consommée, mais nulle pour les faibles doses. La cible de cette étude, ce sont les gros consommateurs. Pour 75 % de la population, il n'y a pas de problème. Moi-même, cela fait des années que je travaille sur le sujet, je n'ai pas arrêté de consommer de la charcuterie. Le risque individuel est faible, mais le problème est important à l'échelle de la population. il y a 100 cas de cancer par jour en France, et on pense que 18 à 20 % des cas sont imputables à la consommation de viande ou de charcuterie. Ce qui est important, ce sont les facteurs évitables (tabac, nutrition...). Le levier pour diminuer ce chiffre, ce sont les gros consommateurs de charcuterie. L'un des facteurs inévitables, c'est la vieillesse, n'oublions pas que le cancer est une maladie de la vieillesse. Comparons la viande et le tabagisme. Les deux sont classés cancérogènes (groupe 1), mais cela n'a pas la même signification. La consommation de tabac augmente de 500 % l'apparition des cancers du poumon, celle de charcuterie de 20 % les cancers du côlon. Le tabac est responsable de 85 % des cancers du poumon, la charcuterie de 17 à 20 % des cancers du côlon.
Quel est le mécanisme suspecté pour la viande rouge ?
Même si le barbecue a un effet délétère avec la formation d'hydrocarbures aromatiques polycycliques, c'est avant tout un composant de la viande qui est à l'origine des cancers, le fer. Qu'il soit bio ou industriel, c'est la même chose, cela ne change rien. Plus précisément, c'est le fer sous forme héminique c'est-à-dire contenu dans l'hémoglobine ou la myoglobine qui est en cause. Ce fer va oxyder les lipides et libérer des produits nocifs, des aldéhydes dans l'appareil digestif. On pensait à un moment que le calcium contenu dans les produits laitiers pouvait limiter l'effet promoteur du fer en le piégeant. Le hic, c'est que l'intérêt nutritionnel majeur de la viande, c'est le fer, et que le calcium aggravait presque la carence en fer. L'alternative que nous avons trouvée, c'est d'enrichir le régime alimentaire en antioxydants. Nous avons découvert, dans la cohorte de femmes E3N, suivie depuis 94 avec des questionnaires alimentaires précis, que le risque d'apparition d'adénomes collques est corrélé à la consommation de fer. Et que les femmes qui consommaient beaucoup de fer et qui ne mangeaient pas beaucoup de légumes avaient un risque encore plus élevé que les autres.
Vous travaillez avec la filière agroalimentaire sur cette question...
La filière est venue travailler avec nous, il y a dix ans. Ils ont décidé de prendre en compte le problème et de vérifier si les soupçons étaient avérés, et voir ce que l’on pouvait modifier. L’avantage de travailler avec l’industrie, c’est que l’on peut toucher les classes moins aisées, qui sont les moins réceptives aux messages nutritionnels et qui sont celles où l’on retrouve le plus de gros consommateurs de charcuterie. Les recommandations nutritionnelles ne sont généralement entendues que par les CSP +. En 1976, un chercheur américain a découvert qu’en mettant de la vitamine C dans la charcuterie, on diminuait fortement le risque de cancer de l’estomac en empêchant la formation de nitrosamine. Dans notre laboratoire, nous avons découvert qu’en rajoutant une vitamine E, le tocophérol, on diminuait l’effet des promoteurs de cancer du côlon, sans conséquence organoleptique.