Patrimoine naturel
La Matheysine, le royaume des trognes

Isabelle Brenguier
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Les arbres trognes font partie de l'identité du plateau matheysin. Mais ils peuvent aussi se révéler comme une formidable ressource, continuellement renouvelée. 

La Matheysine, le royaume des trognes
98 673 trognes ont été recensées en Matheysine.

Certains les connaissent sous le nom de trognes. D'autres sous celui d'arbres têtards, de téteaux, de tronches, de rousses, d'émousses... Omniprésents en Matheysine, on taille ces arbres que l'on reconnaît à leur « tête » et à leurs formes atypiques pour « faire des liasses », des petits fagots qui servent à l'alimentation des bêtes.

Mais qu'est ce qu'une trogne ? Selon, Dominique Mansion, auteur et dessinateur spécialisé dans l'illustration de la faune et de la flore, qui a consacré sa vie à l'étude des trognes, « une trogne est un arbre taillé périodiquement à la même hauteur pour produire durablement du bois, du fourrage ou des fruits. Ce n'est pas l'essence de l'arbre qui fait la trogne, mais sa taille régulière ». Et au milieu de toutes ces appellations, malgré toutes les spécificités locales, il estime plus juste d'utiliser le terme de trogne, car c'est celui qui englobe toutes les tailles. 

Les trognes de Matheysine ont été mises en avant à l'occasion des « Journées nationales trognes, bocage et climat », organisées par l'association naturaliste « Drac nature » fin novembre. Cette rencontre a été l'occasion de présenter les résultats de l'inventaire réalisé dans le territoire de la Communauté de communes de la Matheysine entre 2015 et 2021, dans le cadre d'un partenariat avec le Département de l'Isère et l'association « Gentiana ». Elle a aussi permis de préciser les pistes de développement que la ressource peut représenter. 


98 673 trognes


S'il n'est pas nécessaire d'être un spécialiste accompli des trognes pour se rendre compte qu'elles sont très présentes dans le paysage matheysin, les représentants de « Drac nature » ont voulu en réaliser un recensement le plus exhaustif possible, en s'appuyant sur un protocole créé par « Gentiana » pour ses inventaires participatifs. Six années ont été nécessaires pour exécuter ce travail et le résultat a dépassé les espérances des nombreuses personnes qui se sont consacrées à la tâche.

« Au total, 98 673 trognes ont été inventoriées sur une surface de 158 km² », annonce fièrement Angélique Pruvost, de l'association « Drac nature ». Leur densité est particulièrement forte le long des lacs, entre Laffrey et Nantes-en-Rattier. Et avec 23 490 trognes, Saint-Honoré est la commune qui en compte le plus. « Nous n'en revenions pas. Nous savions qu'il existe en France quelques territoires où les trognes sont aussi très présentes mais, à notre connaissance, nous sommes les seuls à avoir conduit un tel inventaire. Associés à la haie et au bocage, elles constituent un patrimoine naturel et culturel d’exception », souligne la jeune femme. 

Ainsi, grâce à cet inventaire, tous les arbres trognes – ou presque - ont été cartographiés, qu'ils soient isolés dans le paysage ou présents sous forme de linéaire. « Nous en avons aussi profité pour relever d'autres données comme notamment l'espèce des arbres, leur circonférence, le type de taille (en arbre têtard, en tête de chat ou en émonde), la présence ou pas de cavités, de lichens, de champignons, de mousses..., leur état sanitaire et s'ils sont encore régulièrement entretenus », précise Angélique Pruvost. A cette dernière question, la technicienne répond que pour la majorité d'entre eux, ils n'ont pas été taillés depuis plus de dix ans. 

Quatre fois plus productifs

Les « Journées nationales » avaient aussi pour objectif de faire prendre conscience de ce patrimoine exceptionnel aux locaux, principalement aux agriculteurs et aux forestiers, ainsi que le potentiel considérable de biomasse qu'il représente. Car, si les trognes sont des éléments patrimoniaux, s'ils sont aussi de formidables réservoirs de biodiversité, en étant le refuge d'une importante faune et flore, elles permettent aussi et surtout la production de bois, de fruits et de fourrages. « En prenant très peu de place au sol, ces arbres produisent quatre fois plus qu'un arbre qui a une évolution naturelle. Quand ils les ont créés, les paysans avaient bien compris qu'ils pouvaient leur permettre de survivre avant l'arrivée des énergies fossiles. Aujourd'hui, il faut ré-apprendre à les utiliser car leurs usages sont nombreux... et intéressants », pointe Dominique Mansion. 

Outils de développement local

Angélique Pruvost aussi est convaincue de l’intérêt économique de remettre ces arbres en production. Sur le plan forestier, le bois produit pourrait servir en charpente et en chauffage. Sur le plan agricole, il pourrait être utilisé tant en fourrage qu'en cas de pénurie de foins, à cause du changement climatique, qu'en litière de bois broyé. Exploité ainsi dans certaines régions où la paille fait défaut, il fait valoir de réels bénéfices économiques et reçoit la satisfaction des éleveurs qui apprécient le bien-être qu'il procure à leurs animaux. 

L'intérêt est qu'en Matheysine, la ressource est déjà très présente et dans un bon état sanitaire. Il ne s'agit pas de la recréer, mais de la remettre en activité. Pour la chargée de mission, « il faut adapter ces usages et les valoriser. Cela pourrait certainement contribuer à rendre les exploitations agricoles plus autonomes et à combler certains défauts de trésorerie dus au changement climatique ». 

Selon les spécialistes, les collectivités locales aussi devraient y trouver leur compte. En construisant des chaudières à plaquette qu'elles utiliseraient en chauffage collectif. Ou en les utilisant comme outil de développement local, touristique et artistique... A condition qu'il y ait une appréhension par l'ensemble de la population et des acteurs locaux.

Isabelle Brenguier

La gourmandise des brebis
Comme leurs aînés, Cédric et René Fraux font des liasses de feuillages à la fin du mois d'août pour les donner à manger aux brebis pendant l'hiver.

La gourmandise des brebis

Alimentation / 

Cédric Fraux et Bernard Coppel utilisent tous les deux les feuilles des trognes pour l'alimentation de leurs bêtes. S'il est question de tradition familiale pour l'un et de nouvel usage pour l'autre, tous deux sont convaincus. 

Depuis son plus jeune âge, Cédric Fraux, éleveur de brebis à Lavaldens, voit ses aînés tailler les arbres pour faire des liasses. Aujourd'hui, avec son père René Fraux, il fait perdurer la tradition familiale, en en confectionnant chaque année plus de 1 000. « Nous avons remplacé l'échelle et la hache par un godet qui nous sert de nacelle et une tronçonneuse. Mais comme les anciens, nous faisons les liasses du 15 août au 15 septembre. Nous commençons par couper les branches des arbres, principalement des frênes puisque ce sont ceux qui ont le feuillage le plus appétant pour les animaux et qu'ils sont très présents dans le territoire. Une fois les branches au sol, nous les reprenons à la gouillarde pour réduire leur taille et nous les rassemblons en liasse, en petits fagots, que nous faisons sécher pendant deux jours au champ », explique Cédric Fraux. Données aux brebis et aux agneaux pendant l'hiver, elles servent de compléments alimentaires. « C'est le petit plaisir que nous leur offrons et qu'ils apprécient beaucoup », assure l'éleveur. Et l'été, quand il manque de fourrage, il taille des branchages et les leur donne fraîches. Quant au bois, il est utilisé pour le chauffage des trois habitations familiales. La réalisation de cette taille permet également l'entretien des berges de la Roizonne et prévient les risques d’embâcle.

Pour autant, même si la pratique ne manque pas d'avantages, l'agriculteur précise que ces travaux nécessitent beaucoup de temps et de main d’œuvre. « Je le fais parce qu'on l'a toujours fait, mais quand mon père ne pourra plus m'aider, je ne pourrai pas continuer », avance-t-il.

Différentes facettes de valorisation

Éleveur de Thônes et Marthod dans les Hautes-Alpes, Bernard Coppel fait aussi des trognes pour nourrir ses animaux. Il est convaincu de l'intérêt des fourrages arborés, parce qu'ils rééquilibrent leur alimentation grâce à une qualité du tissu végétal différente de celle de l'herbe. Mais dans son territoire, il y en a peu. Il taille donc certains arbres au printemps pour les former à fournir plus de branches et de feuillages plus tard et également à la fin de l'été pour récolter les feuilles déjà présentes, qu'il donne directement à ses bêtes. « C'est un équilibre à trouver entre les deux », précise Bernard Coppel. Ce qui n'est pas consommé, l'éleveur le broie sur place pour faire du BRF (bois raméal fragmenté), à l'origine d'humus plus stable dans le long terme pour le sol.

Dans les Hautes-Alpes, la pratique est encore peu courante. Mais elle tend à se développer. Pour Bernard Coppel, « il s'agit d'un travail de fond sur la manière dont on voit l'agriculture de demain ». Il estime que les agriculteurs peuvent compter sur la ressource permise par les trognes, à condition qu'ils disposent du matériel nécessaire et notamment d'un broyeur, et que les arbres soient plantés et formés dans cette optique. « Il y a toute une réflexion à mener en amont sur le parcellaire », insiste-t-il. Mais elle en vaut la peine. Les chantiers prennent du temps, nécessitent des compétences, mais les trognes ont suffisamment de facettes de valorisation pour le faire. « Pour moi, l'arbre a toute sa place dans les systèmes d'élevage », conclut l'agriculteur.

IB

Les trognes, réservoirs de biodiversité

Les trognes, réservoirs de biodiversité
Crédit photo : Dominique Mansion. Illustration de Dominique Mansion, spécialiste des trognes.